Alors que les deux groupes doivent surmonter d'importantes réticences politiques avant de pouvoir présenter leur projet d'ici la date butoir du 10 octobre prochain, le risque est réel de voir le pacte d'actionnaires voler en éclats d'ici quelques mois, provoquant alors une nouvelle déflagration dans la gouvernance du groupe en cas d'échec des discussions avec BAE.

Ce pacte a rempli pendant plus d'une décennie son rôle en maintenant un subtil équilibre entre les grands actionnaires d'EADS que sont l'Etat français, le groupe de médias Lagardère et le groupe industriel allemand Daimler. Mais il est amené à disparaître si la fusion avec BAE aboutie.

Alors qu'il paraissait autrefois gravé dans le marbre, il est aujourd'hui si fragilisé par le projet de Lagardère et de Daimler de céder rapidement leurs participations qu'il est peu probable que le statu quo puisse être maintenu plus d'un an même si la fusion avec le groupe britannique de défense échoue.

Une telle situation déclencherait sans aucun doute de nouvelles batailles fratricides entre Français et Allemands pour le contrôle du groupe, cette fois-ci sans le garde-fou que représente le pacte aujourd'hui.

"Que le projet de fusion aboutisse ou non, le pacte d'actionnaires va voler en éclats à un moment ou à un autre. Ses modalités sont fragiles et provisoires", a déclaré à Reuters une source en connaissant intimement toutes les arcanes.

Un porte-parole d'EADS s'est refusé à tout commentaire.

CHANGEMENT DE DOCTRINE DE BERLIN

EADS est né en 2000 du rapprochement entre des activités françaises, allemandes et espagnoles, avec un dispositif unique en son genre organisant la cohabitation entre l'Etat français et Daimler, qui dispose de 22,5% des droits de vote d'EADS. Le groupe allemand partage toutefois le contrôle avec Lagardère, qui ne détient que 7,5% mais qui représente aussi les intérêts de l'Etat français (15% du capital) en vertu du pacte.

Les discussions en cours sur une fusion avec BAE sont aujourd'hui dans une phase critique : la France refuse en effet de renoncer aux droits que lui confère sa participation dans le capital tandis que Berlin exige désormais une part dans le capital lui donnant les mêmes droits que la France, alors que l'Allemagne ne détient actuellement directement aucune action.

Cette position allemande - qui constitue un véritable changement de doctrine pour Berlin - fait étrangement penser à la situation de 1999, lorsque le Premier ministre français, Lionel Jospin, avait opposé son veto à une première mouture du projet de création d'EADS, qui ne prévoyait alors aucune participation directe de l'Etat français dans le capital.

Aujourd'hui, Berlin semble en effet vouloir exercer directement un pouvoir sur EADS, les querelles passées avec la France sur la gouvernance du groupe ayant laissé des traces indélébiles outre-Rhin.

Les concepteurs du pacte initial avait pourtant eu à coeur d'ériger un véritable mur entre un Etat français jugé trop interventionniste et un groupe Daimler très suspicieux.

Si l'Etat français bénéficie de prérogatives importantes lui permettant de préserver ses intérêts stratégiques, Daimler et Lagardère ont le dernier mot sur des sujets aussi essentiels par exemple que les nominations au conseil du groupe.

Cette fragilité du pacte résultant de la volonté des deux groupes privés de céder leurs participations, combinée à la pression des marchés ainsi qu'à celle des régulateurs, pourrait finalement convaincre Etats et industriels de surmonter leurs divergences et de conclure un accord.

"Les Etats sont confrontés à ce dilemme : conserver des droits provisoires subordonnés à la sortie de Daimler ou de Lagardère ou bien les échanger contre des droits permanents, avec des actions spécifiques", observe une source qui a participé directement à des négociations européennes similaires.

Ces actions spécifiques, ou "golden shares", permettraient à l'Etat français, britannique ou allemand de bloquer des OPA, remplaçant ainsi les mécanismes de protection du pacte actuel.

LE SIÈGE ÉJECTABLE DE L'A350

Si l'accord avec BAE échoue, Lagardère devrait attendre, comme il s'y est engagé dans le passé, le premier vol du nouvel appareil Airbus A350 pour sortir du capital.

Ce vol est prévu vers mi-2013 et les premières livraisons de l'appareil devraient intervenir l'année suivante, mais le calendrier de la sortie de Lagardère est encore aujourd'hui volontairement imprécis et largement subordonné au cours de Bourse d'EADS.

La sortie de Lagardère du capital d'EADS provoquera instantanément une réaction en chaîne sur le pacte, dont les clauses sont emboîtées comme des poupées russes, selon des spécialistes de l'industrie et les documents publics sur le pacte examinés par Reuters.

Les intérêts français sont en effet représentés par la Sogeade, une holding regroupant les parts de l'Etat et de Lagardère et qui fait l'objet d'une premier pacte, interdisant notamment au gouvernement français d'accroître sa participation.

Un deuxième pacte conclu entre la Sogeade et Daimler devient caduc si les partenaires descendent en dessous de 10% du capital ou si la différence entre leurs niveaux de participation est supérieure à 5%.

"Si Daimler descend en dessous de 10%, le pacte saute, si Daimler sort, le pacte saute, si Lagardère sort, le pacte saute", résume une source.

Daimler cherche depuis de nombreux mois les moyens de céder une partie de sa participation à l'Etat allemand sans faire exploser le pacte avec la France, sans succès jusqu'à présent, Berlin n'étant pas partie prenante dans le pacte actuel.

Il est ainsi bien difficile de prévoir exactement ce qui se passera lors de la sortie de Daimler ou Lagardère, mais une chose est certaine selon les spécialistes du dossier : de nouvelles turbulences seraient au rendez-vous, secouant les Etats, EADS et les investisseurs alors que chacun à encore en mémoire les turbulences traversées par le groupe lors des retards du lancement du très gros porteur A380 d'Airbus, principale filiale d'EADS.

VERS UN ACCORD DE DERNIÈRE MINUTE ?

En l'absence de pacte, d'autres mécanismes anti-OPA seraient instaurés et Paris garderait un droit de veto sur toutes les questions touchant à la production par EADS de missiles nucléaires pour la France. Mais il serait alors beaucoup plus difficile pour les pouvoirs publics d'avoir un réel contrôle sur la stratégie du groupe, et notamment sur les acquisitions.

Si l'opération avec BAE échouait en raison de différends franco-allemands, la situation au sein du groupe se trouverait ainsi gravement déséquilibrée. Un compromis devrait être trouvé, ne serait-ce que pour éviter une situation où la fin du pacte placerait de fait les grands actionnaires devant l'obligation de lancer une offre sur le solde du capital, ayant de concert plus de 30% du capital. Un scénario assez théorique, mais une telle épée de Damoclès incite les parties prenantes au compromis.

Pour toutes ces raisons, malgré des négociations difficiles en raison de l'importance des enjeux, les spécialistes du pacte d'EADS restent convaincus qu'un accord de dernière minute sur la fusion avec BAE reste probable.

"Le problème c'est que tout ceci intervient sur un fond de méfiance entre les différents pays, qui ont du mal à accepter de faire un grand projet industriel européen, chacun voulant des garanties", observe toutefois un "vétéran" ayant participé aux batailles politico-industrielles du secteur lors de la dernière décennie.

Avec la contribution de Mark John, édité par Jean-Stéphane Brosse

par Tim Hepher et Jean-Michel Belot

Valeurs citées dans l'article : EADS, BAE Systems plc