* Une étude commandée par deux ONG, Amnesty et l'ACAT

* Des entreprises françaises complices de crimes de guerre ?

* Des contentieux potentiels contre l'Etat français

PARIS, 19 mars (Reuters) - La France s'expose à un risque juridique "élevé" en livrant à l'Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis (EAU) du matériel militaire dont l'utilisation au Yémen est susceptible de violer le droit international humanitaire, estime un cabinet d'avocats.

Selon le cabinet Ancile, mandaté par Amnesty international France et Action des Chrétiens pour l'abolition de la torture (ACAT), ce risque peut aller jusqu'à engager la responsabilité pénale des industriels français exportant ce matériel, pour "homicide involontaire" et "complicité de crimes de guerre".

L'Arabie saoudite, à la tête d'une coalition régionale, est engagée depuis trois ans dans une guerre au Yémen contre les rebelles Houthis, qui a fait plus de 10.000 morts, déplacé plus de trois millions de personnes et plongé le pays le plus pauvre de la péninsule arabique au bord d'une famine généralisée.

"Au-delà d'une frilosité politique évidente, il ressort de la présente étude un risque juridique élevé que les transferts d'armes (à l'Arabie saoudite et aux EAU) soient illicites au regard des engagements internationaux de la France", concluent les auteurs de cette étude dévoilée lundi soir, Mes Joseph Breham et Laurence Greig.

En d'autres termes, s'il est établi que ces livraisons se sont poursuivies en toute connaissance des violations commises au Yémen, alors la France a violé les dispositions du Traité sur le commerce des armes (TCA) de 2014 et de la Position commune européenne de 2008, qui régit les exportations militaires.

Les auteurs citent la poursuite de l'entretien des chars Leclerc et des Mirage 2000-9 des EAU ou la vente de canons Caesar à l'Arabie saoudite, "sans compter la probable fourniture de munitions". Cela s'applique aussi à l'assistance technique et à la formation militaire fournie aux armées de ces deux pays.

PLUS DE 400 LICENCES EN 2016

Selon eux, la responsabilité de la France peut être engagée devant un tribunal administratif s'il est établi qu'elle "aide ou assiste de manière intentionnelle le gouvernement d'un autre Etat dans la commission d'un fait internationalement illicite".

Un recours en annulation des licences d'exportation devant le juge administratif pourrait aussi être engagé, ainsi qu'une action en nullité des contrats de vente, ajoutent-ils.

Selon le dernier rapport de la Défense au Parlement sur les ventes d'armes, 218 licences, représentant potentiellement 19 milliards d'euros de contrats, ont été accordées en 2016 par le gouvernement à des sociétés françaises pour l'Arabie saoudite.

Cette même année, un peu plus d'un milliard d'euros de matériels militaires ont été livrés au royaume, après 900 millions en 2015, année de début du conflit au Yémen.

Pour les EAU, en 2016, 189 licences ont été accordées pour un montant potentiel de 25,6 milliards d'euros et 400 millions d'euros de matériel livrés (293 millions en 2015).

La responsabilité pénale des industriels peut, elle, être engagée pour "homicide volontaire" et "complicité de crimes de guerre" s'il est établi qu'ils ont, après le début du conflit, "livré du matériel ou assuré des formations" qui ont permis de graves violations, malgré leur dénonciation publique.

Selon des membres du précédent gouvernement et des diplomates, l'ex-ministre des Affaires étrangères Jean-Marc Ayrault (février 2016-mai 2017) avait déjà alerté le Premier ministre de l'époque sur les ventes d'armes aux pays engagés dans le conflit yéménite. Son successeur actuel, Jean-Yves Le Drian, était alors ministre de la Défense.

"ROBUSTE ET TRANSPARENT"

Mes Breham et Greig estiment que la France a adopté une position "ambivalente" sur le conflit du Yémen, en l'abordant "par le prisme de la lutte contre le terrorisme".

Ils pointent également du doigt "une opacité certaine" des décisions prises en France par les autorités administratives en matière de licences d'exportation d'armement.

Amnesty international France et l'ACAT demandent au gouvernement français de suspendre toute livraison militaire, y compris de pièces détachées, à destination de la coalition dirigée par l'Arabie saoudite, tant que subsiste le risque de violations du droit international humanitaire au Yémen.

Les deux ONG demandent aussi au gouvernement d'arrêter toute aide aux opérations militaires de la coalition, de renforcer son système de contrôle à l'exportation et de mettre fin à l'opacité autour des ventes d'armes de la France.

Interrogée lundi par Reuters, la porte-parole du ministère des Affaires étrangères a pour sa part déclaré que la France avait "un système de contrôle des exportations de matériels de guerre robuste et transparent".

Selon des sources diplomatiques françaises et saoudiennes, le prince héritier et ministre de la Défense saoudien Mohammed ben Salmane devrait venir en France début avril. (Emmanuel Jarry, John Irish et Sophie Louet)

Valeurs citées dans l'article : Dassault Aviation, Dassault Systèmes, Thales