par Wa Lone, Kyaw Soe Oo, Simon Lewis et Antoni Slodkowski

INN DIN, Birmanie, 9 février (Reuters) - Les dix captifs Rohingyas, attachés les mains dans le dos et reliés les uns aux autres par une cordelette, regardent leurs voisins bouddhistes creuser une sépulture. Nous sommes le 2 septembre au matin. Quelques instants plus tard, les dix seront morts, deux tombés sous les coups de machette de villageois bouddhistes, les autres sous les balles de soldats.

Cette tuerie est l'un des épisodes de la violente crise qui secoue depuis des mois l'Etat d'Arakan (Rakhine), dans le nord de la Birmanie.

Les Rohingyas, communauté musulmane, accusent l'armée birmane d'incendies volontaires, viols et meurtres. Les Nations unies ont évoqué un possible génocide. Le pouvoir birman parle pour sa part d'opérations légitimes de sécurisation consécutives à des attaques menées contre des postes de police par les insurgés de l'Armée du salut des Rohingyas de l'Arakan (ARSA).

Depuis la fin du mois d'août, près de 690.000 Rohingyas ont fui leurs villages et franchi la frontière du Bangladesh.

L'agence Reuters a reconstitué le déroulement des journées ayant précédé la mort de ces dix hommes dans la localité d'Inn Din, un village de pêcheurs de 7.000 habitants environ à une cinquantaine de kilomètres au nord de la capitale régionale, Sittwe, recueillant notamment le récit de villageois bouddhistes qui ont admis avoir participé à la tuerie.

Le témoignage de membres des forces de sécurité implique aussi pour la première fois des soldats et des policiers paramilitaires.

Un ancien d'Inn Din nous a remis trois photographies prises entre l'arrestation des dix par des soldats, dans la soirée du 1er septembre, et leur exécution, le 2 septembre peu après 10h00 du matin.

C'est cette enquête qui a conduit à l'arrestation par la police birmane de deux journalistes de l'agence, Wa Lone et Kyaw Soe Oo, détenus depuis le 12 décembre et soupçonnés de s'être procurés des documents confidentiels liés à la situation en Arakan.

Un mois plus tard, le 10 janvier, l'armée birmane a confirmé une partie des informations de l'enquête en préparation de Reuters, reconnaissant que des soldats avaient assassiné 10 "terroristes" musulmans capturés au début du mois de septembre à Inn Din. "Des villageois et des membres de forces de sécurité ont avoué avoir commis des meurtres", précise ce communiqué militaire, rare aveu d'exactions commises dans l'Etat de Rakhine.

VERSION CONTREDITE

Mais la version de l'armée est contredite sur plusieurs points importants par les témoignages recueillis par Reuters.

1. Premier point: l'armée affirme que les dix appartenaient à un groupe de "200 terroristes" ayant attaqué les forces de sécurité. Les villageois bouddhistes interviewés dans le cadre de cette enquête n'ont fait état d'aucune attaque d'une telle envergure à Inn Din.

Des témoins Rohingyas affirment eux que les dix exécutés d'Inn Din ont été raflés par des soldats au sein d'un groupe de Rohingyas qui s'étaient rassemblés sur une plage voisine pour se protéger.

2. Par ailleurs, il transparaît des dizaines d'entretiens réalisés pour cette enquête que l'armée et la police paramilitaire ont "organisé" en groupes de sécurité des habitants bouddhistes d'Inn Din et d'au moins deux autres villages pour qu'ils incendient des maisons de Rohingyas.

3. Un ordre visant à "nettoyer" les hameaux Rohingyas d'Inn Din a été transmis suivant la chaîne de commandement militaire, rapportent trois membres de la police paramilitaire et un policier travaillant pour une unité du renseignement à Sittwe, la capitale de l'Etat.

4. Des membres de la police paramilitaire ont pillé des biens appartenant aux Rohingyas, leur dérobant des vaches et des motos pour les revendre, selon un administrateur bouddhiste d'Inn Din corroboré par un des trois policiers paramilitaires.

"Nous ne nions pas ces allégations de violations des droits de l'homme. Et nous ne les rejetons pas en bloc", a déclaré le porte-parole du gouvernement birman, Zaw Htay, confronté à ces éléments.

Si des "preuves primaires solides et fiables" sont présentées, a-t-il ajouté, le gouvernement procédera à une enquête. "Et alors si nous établissions que ces preuves sont véridiques et que ces violations ont eu lieu, nous prendrions les mesures nécessaires dans le cadre des lois existantes", a-t-il poursuivi.

Interrogé sur les ordres de nettoyage des quartiers Rohingyas d'Inn Din, Zaw Htay a répondu: "Nous devons vérifier. Nous devons demander au ministère des Affaires intérieures et aux forces de police de Birmanie".

Sur les accusations de pillage, il indique que la police va enquêter et il se dit surpris en entendant que des villageois bouddhistes ont reconnu avoir incendié des habitations de familles de Rohingyas.

Quant au cadre général des opérations militaires en Arakan, Zaw Htay appelle la communauté internationale à "comprendre qui a commis les premières attaques terroristes".

"Si une attaque de ce genre se produisait dans des pays européens, aux Etats-Unis, à Londres, New York, Washington, que diraient les médias ?"

"UNE TOMBE POUR DIX HOMMES"

Les événements ont débuté le 25 août, quand des rebelles Rohingya ont attaqué une trentaine de postes de police et une base militaire de l'Etat d'Arakan. L'attaque la plus proche s'est produite à 4 km à peine au nord d'Inn Din.

Craignant pour leur sécurité, plusieurs centaines de bouddhistes d'Inn Din ont cherché refuge dans un monastère. Le 27 août, quelque 80 soldats de la 33e Division d'infanterie légère de l'armée birmane prennent position dans le village et s'engagent à les protéger.

Cinq villageois de confession bouddhiste racontent que l'officier commandant le détachement a annoncé aux habitants qu'ils pourraient se porter volontaire pour participer à des opérations de sécurité.

Dans les jours qui ont suivi, selon les récits d'une dizaine d'habitants bouddhistes, des soldats, des policiers et des villageois organisés en groupes de sécurité, armés de machettes, de bâtons et, pour certains d'entre eux, d'armes à feu, ont incendié la plupart des maisons des Rohingyas musulmans.

Un des policiers dit avoir reçu l'ordre oral de la part de son commandant pour "aller nettoyer" les zones d'habitation des Rohingyas. Il dit avoir compris qu'il fallait détruire ces maisons.

Lorsque les Rohingyas ont fui Inn Din, leurs anciens voisins se sont emparé de leurs poulets et de leurs chèvres. Les biens de plus grande valeur, comme les bovins ou les motos, ont été collectés par le commandant du 8e Bataillon de police de sécurité et revendus, selon un policier et l'administrateur du village.

Joint par téléphone, ce commandant, Thant Zin Oo, s'est refusé à tout commentaire. Un porte-parole de la police, le colonel Myo Thu Soe, a annoncé pour sa part qu'une enquête serait menée sur ces allégations de pillage.

Le 1er septembre, plusieurs centaines de Rohingyas d'Inn Din tentent de se mettre à l'abri sur une plage voisine de leur village. Parmi eux, disent des témoins, se trouvent les dix qui vont être capturés dans la soirée et tués le lendemain. Ils ont entre 17 et 45 ans. Cinq d'entre eux sont des pêcheurs ou des vendeurs de poissons; deux autres tiennent des magasins; deux sont étudiants et le dernier est un prédicateur musulman.

Ce 1er septembre, l'imam, Abdul Malik, retourne au village pour récupérer des vivres et des bambous afin de consolider son abri. Lorsqu'il regagne la plage, sept soldats au moins et des villageois armés le suivent. Arrivés sur la plage, les militaires réunissent les Rohingyas et choisissent les dix hommes.

Une photographie prise ce soir-là les montre agenouillés sur une des sentes du village. Le lendemain, ils sont conduits près d'un cimetière où ils sont de nouveau photographiés. Des membres des forces de sécurité les interrogent sur la disparition d'un fermier bouddhiste du village du nom de Maung Ni.

Des témoins disent que Maung Ni a disparu le 25 août à l'aube. Plusieurs témoins disent n'avoir jamais eu confirmation d'un lien entre cette disparition et les dix captifs.

Trois témoins racontent la suite: les dix hommes sont conduits par des soldats jusqu'à l'endroit où ils vont mourir. D'après un des hommes ayant creusé la fosse, le commandant de l'escouade propose aux fils de Maung Ni, le fermier disparu, de leur porter les premiers coups.

Abdul Malik, l'imam, est décapité par le premier fils; le second lève sa machette et l'abat sur le cou d'un autre captif. Les huit autres sont tués. Deux ou trois balles dans le corps chacun. Les cadavres des dix hommes sont alors jetés au fond de la fosse. C'est la troisième photo.

"Une tombe pour dix hommes", dit Soe Chay, un ancien soldat retiré dans le village qui dit avoir été l'un de ceux qui ont creusé la fosse.

L'homme qui a remis les photos aux journalistes de Reuters explique son geste: "Je veux être transparent dans cette affaire. Je ne veux pas qu'elle se reproduise à l'avenir."

(Photo prise le jour où les dix hommes ont été tués, obtenue auprès d'un ancien du village et authentifiée par des témoins Henri-Pierre André pour le service français)