Pour le profane, la confrontation des résultats trimestriels des entreprises cotées avec leurs objectifs constitue une singularité de plus dans un monde financier qu'il ne maîtrise de toute façon pas. Pour le petit porteur, c'est l'occasion d'être abreuvé de chiffres qui secouent les cours de bourse et font vibrer les PEA. Pour l'investisseur professionnel, c'est l'occasion de confronter un scénario à la réalité. Mais pour les patrons de Berkshire Hathaway et de JP Morgan Chase, c'est une aberration. "Les plus grandes réussites de notre nation (les Etats-Unis, donc) ont toujours reposé sur des investissements de long terme", écrivent-ils, avant d'exhorter les compagnies cotées à suivre leur recommandation : cesser de publier des objectifs trimestriels. L'initiative est lancée avec l'association Business Roundtable (200 CEO de grandes sociétés américaines). Le débat n'est pas nouveau mais il bénéficie cette fois de puissants relais.

Quel est le scénario habituel ?

"L'entreprise Untel a réalisé au cours du dernier trimestre écoulé un bénéfice par action de 0,54 euro, alors que le consensus visait 0,56 euro. Le titre baisse". Il est fréquent de lire dans les médias financiers des brèves de ce type à la fin de chaque trimestre. Le recours aux prévisions à trois mois est devenu la norme pour les grandes entreprises. Les marchés y voient un signe de transparence, de visibilité et de maîtrise de l'activité. Mais ces prévisions sont aussi des prophéties autoréalisatrices. La société qui a donné comme objectif de bénéfice net par action trimestriel 0,56 euro sait qu'elle doit parvenir à ce niveau pour, a minima, satisfaire les investisseurs. Elle s'emploie donc à ce que son bénéfice net divisé par le nombre de titres en circulation cadre avec les attentes.

Un observateur extérieur aurait immédiatement une objection. Il paraît totalement illusoire, sauf incroyable coup de chance, qu'une grande entreprise, confrontée par essence à de multiples paramètres externes divergents, soit en capacité de prévoir quasiment au centime près le bénéfice par action qu'elle réalisera trois mois plus tard. C'est pourtant ce qui se produit régulièrement et c'est en cela que les prévisions sont autoréalisatrices : les services financiers de la société concernée fixent l'objectif et se mettent a posteriori en capacité de l'atteindre en jouant sur différents leviers. C'est l'une des principales limites de l'exercice, en ce que cela peut conduire à adopter des comportements économiques irrationnels.

Pourquoi c'est (souvent) problématique ?

La mode américaine de marquer à la culotte les sociétés est montée en puissance depuis une vingtaine d'années et concerne désormais la plupart des principaux marchés financiers, Europe en tête.

Prenons l'entreprise française Saglisse, qui vend des accessoires de montagne. Depuis son entrée en bourse il y a quatre ans, tout s'est plutôt bien passé. La croissance était au rendez-vous, les résultats se sont améliorés progressivement et le plan de moyen terme a été globalement respecté. Pas à l'euro près, mais pas si loin quand même, mais ça n'avait pas vraiment d'importance car la stratégie de long terme était bien définie. Depuis deux ans, les dirigeants sont même parvenus à donner un objectif annuel de résultat. Désormais, Saglisse est suivie par sept analystes. Il lui a par conséquent été fortement recommandé de fournir des prévisions un peu plus précises. Monsieur Pentu, le PDG, a fait plancher son équipe financière pour phaser les objectifs annuels. Cette année, Saglisse prévoit de réaliser 5 euros de bénéfice par action, dont 1 euro sur chacun des trois premiers trimestres, puis 2 euros sur le dernier trimestre de l'année, une période où l'on vend plus de matériel, saison d'hiver et fêtes de fin d'année obligent.

Mais au milieu du second trimestre, il apparaît que le prochain bénéfice par action sera plus proche de 0,50 que de 1 euro. La fin de saison de ski a été médiocre à cause du manque de neige et les ventes s'en ressentent. Monsieur Pentu est embêté. Le titre va chuter, les investisseurs vont être mécontents, la cote de popularité de la société va baisser et le management va perdre un peu de la confiance des marchés. Il suffirait de décaler la dizaine d'embauches prévues sur le site de production de Peuf-lès-Neige et de réduire l'enveloppe allouée au projet de développement révolutionnaire du snow-qui-avance-sur-le-plat pour que tout rentre dans l'ordre. C'est bientôt chose faite. Finalement, Saglisse réalise un bénéfice net de 1,04 euro par action au second trimestre en réduisant ses dépenses et ses investissements et s'attire des louanges du marché. Le titre monte.

Mais il faut encore atteindre les 5 euros prévus sur l'année entière, et Monsieur Pentu prend la décision de décaler à l'année suivante les embauches prévues et le complément de budget R&D. Mais mal lui en prend, car le perfide concurrent de la vallée voisine, Safarte, annonce qu'il lancera pour la fin d'année un snow révolutionnaire capable d'avancer même sur terrain plat. Pour ne rien arranger, Safarte a engagé une partie des travailleurs que lorgnait Saglisse, ce qui va pénaliser l'entrée en production du snow-qui-avance-sur-le-plat. Monsieur Pentu va sans doute devoir réviser à la baisse les objectifs de son plan de moyen terme pour avoir cédé aux sirènes court-termistes.

Que proposent Buffet et Dimon ?

Les deux dirigeants rappellent que les 4 800 sociétés cotées américaines ne représentent qu'une goutte d'eau sur les 28 millions inscrites dans le pays, mais qu'elles pèsent un tiers de l'emploi dans le secteur privé et la moitié des dépenses en capital : ce sont donc les moteurs de l'économie et c'est à elles de donner l'exemple. Actuellement, ces sociétés sont beaucoup trop concentrées sur le court terme. Les objectifs trimestriels constituent désormais des références qui peuvent pousser les entreprises à retarder investissement, recrutements et R&D pour parvenir à les atteindre. C'est d'autant plus absurde pour les deux financiers que ces objectifs peuvent être sujets à des éléments exogènes comme l'évolution du prix des matières premières, l'évolution du marché financier ou même la météo. Ce diktat du résultat trimestriel au cours des deux dernières décennies a fait baisser le nombre de sociétés cotées et a contribué à en décourager d'autres de faire appel au marché.

Le duo a aussi tenu, dans les colonnes du 'WSJ', à dissiper un malentendu potentiel : il n'en veut pas aux publications trimestrielles, qui assurent transparence et information et qui doivent être maintenues. Mais nul besoin d'assigner des cibles au cent près. Il n'est pas non plus question d'abandonner les objectifs, qui restent cruciaux. Mais il faut adapter les indicateurs (qui n'ont pas nécessairement besoin d'être chiffrés) et le pas de temps, jugent Buffett et Dimon. "Réduire voire éliminer les prévisions trimestrielles ne va pas suffire à éliminer toute la pression de performance court-termiste qui pèse sur les entreprises cotées américaines, mais cela constituerait un pas dans la bonne direction", concluent-ils. Une recommandation à méditer, aussi, en Europe. N'est-ce pas Monsieur Pentu ?