(Actualisé avec position de la France 33-35, 42-43)

par Louis Charbonneau et Parisa Hafezi et Arshad Mohammed

GENEVE, 25 novembre (Reuters) - L'accord sur le nucléaire iranien, signé dimanche à Genève, marque un rapprochement sans précédent depuis la révolution islamique de 1979 entre les Etats-Unis, qualifiés par l'ayatollah Khomeini de "Grand Satan", et l'Iran, placé par l'ancien président George W. Bush sur l'"Axe du mal".

Mais il aurait pu ne jamais être conclu.

Les négociateurs étaient encore en train de discuter, la soirée de samedi était devenue la matinée de dimanche et l'hôtel InterContinental de Genève accueillait déjà un événement différent, plus de quatre jours après le début des pourparlers.

Au-dessus du hall de l'hôtel, un bal de charité s'achevait et l'on entendait un groupe reprendre l'air de "Ring of fire", du chanteur de country Johnny Cash. Lorsque des négociateurs sortaient des discussions à huis clos, ils se plaignaient de l'odeur de bière dans le hall de l'hôtel.

Vers deux heures du matin, enfin, John Kerry, chef de la diplomatie des Etats-Unis, et ses homologues allemand, britannique, chinois, français et russe s'apprêtaient à officialiser l'accord, qui prévoit de limiter l'enrichissement d'uranium en Iran, en échange d'un allégement des sanctions. (voir )

Alors que les ministres étaient rassemblés dans une salle de conférence, un responsable iranien les a appelés pour exiger des changements. Les négociateurs des grandes puissances ont refusé. Puis, les ministres ont reçu le feu vert.

L'accord, qui conclut une décennie de négociations, était enfin conclu, mais comme l'a dit John Kerry, "c'est maintenant que le plus difficile commence".

PRUDENCE JUSQU'AU BOUT

Le texte, qui ne constitue qu'un premier pas vers un éventuel accord destiné à lever tous les contentieux sur le programme nucléaire iranien, est cependant une avancée historique entre Washington et la République islamique depuis la crise des otages de 1979, lors de laquelle des étudiants islamiques ont retenu 52 Américains dans l'ambassade des Etats-Unis à Téhéran, rebaptisée "le nid d'espions".

Au moment où John Kerry est arrivé à Genève pour retrouver ses homologues des cinq autres grandes puissances et de l'Iran, il restait pourtant un long chemin à parcourir.

Plusieurs diplomates n'osaient pas croire à un accord, et jugeaient que leurs ministres ne s'étaient pas déplacés dans l'espoir d'un consensus, mais parce que Sergueï Lavrov, chef de la diplomatie russe, était déjà présent à Genève.

Après avoir traversé l'Atlantique samedi matin, John Kerry a d'abord rencontré Mohammad Javad Zarif, ministre iranien des Affaires étrangères, en compagnie de Catherine Ashton, porte-parole de la diplomatie de l'Union européenne (UE) qui coordonnait les efforts des grandes puissances.

Selon un responsable du Département d'Etat américain, John Kerry a prévenu Mohammad Javad Zarif que les négociations ne pouvaient plus durer. Le président Barack Obama était prêt à imposer de nouvelles sanctions à l'Iran, comme le demandaient plusieurs membres du Congrès.

Le soir même, Barack Obama a personnellement approuvé le texte final de l'accord, se préparant ainsi à affronter la colère de son allié Israël, où le Premier ministre Benjamin Netanyahu a dénoncé dimanche une "erreur historique".

NÉGOCIATIONS SECRÈTES

En Iran, le président Hassan Rohani, élu en juin sur un programme plus modéré que son prédécesseur Mahmoud Ahmadinejad, prend également des risques en acceptant des concessions, alors que son pays a investi des milliards de dollars dans un programme atomique, considéré comme un pilier de fierté nationale par les élites religieuses et militaires.

Lui-même ancien négociateur sur le nucléaire, Hassan Rohani a largement remporté le scrutin présidentiel face à des adversaires tous issus du camp conservateur, après avoir centré une partie de sa campagne sur l'allégement de sanctions internationales, accrues depuis 2011 par les Etats-Unis et l'UE, en particulier dans le secteur pétrolier.

Pour être conclu, l'accord a nécessité des mois de négociations secrètes entre les Etats-Unis et l'Iran, qui ont eu lieu dans des lieux aussi inhabituels que le sultanat d'Oman et ont parfois forcé les responsables américains à utiliser des escaliers de service et des entrées dérobées.

Ces discussions bilatérales ont constitué les premières conséquences de la volonté de l'administration Obama, marquée dès son début en janvier 2009, de restaurer des liens avec un pays qui fut l'allié de Washington avant la révolution de 1979.

Selon un responsable américain, les discussions ont été menées par William Burns, vice-secrétaire d'Etat, et Jake Sullivan, conseiller pour la sécurité nationale de Joe Biden, le vice-président des Etats-Unis.

Les deux hommes ont rencontré cinq fois des responsables iraniens depuis le début de l'année, et les discussions ont commencé à Mascate, capitale d'Oman, en mars avant même l'élection de Hassan Rohani en Iran.

Dans le camp américain, le choix du sultanat d'Oman avait la préférence de John Kerry, qui y a effectué un déplacement en tant que président de la Commission des affaires étrangères du Sénat, avant de succéder à Hillary Clinton à la tête du département d'Etat.

Après sa prise de fonctions en février, John Kerry a décidé d'utiliser le canal omani, et a de nouveau rencontré personnellement en mai des responsables à Mascate.

FEU VERT DU GUIDE

Alors que John Kerry arrivait à la tête de la diplomatie américaine, Le prédécesseur de Mohammad Javad Zarif, Ali Akbar Salehi, adressait à Ali Khamenei un courrier manuscrit de trois pages, dans lequel il recommandait "de vastes discussions avec les Etats-Unis".

"Salehi a mis en danger sa carrière - et même sa sécurité", rapporte un Iranien qui connaît l'ancien ministre, désormais à la tête de l'agence atomique iranienne, et a vu le courrier. "Mais il a dit que l'Histoire retiendrait cette lettre."

Ali Khamenei a répondu à Ali Akbar Salehi et son cabinet qu'il ne s'opposerait pas à des contacts avec les Etats-Unis.

"Le Guide a donné son feu vert, mais il n'était pas optimiste quant aux résultats", dit un participant iranien aux négociations secrètes. Il juge que ce premier contact a été le plus difficile, en raison de la méfiance d'Ali Khamenei.

Après l'élection de Hassan Rohani, quatre autres rencontres ont eu lieu, John Kerry a rencontré Mohammad Javad Zarif en marge de l'Assemblée générale de l'Onu en septembre, et le dégel a atteint un pic en octobre avec une conversation téléphonique entre Barack Obama et le président iranien.

John Kerry s'est en outre entretenu avec son homologue iranien à deux reprises, le 25 octobre et le 2 novembre, des discussions dont la tenue n'a pas été rendue publique.

Ces derniers mois, on pouvait constater un changement notable de langage corporel des diplomates américains et iraniens quand ils étaient dans la même pièce. Quelles que soient les relations entre les deux pays, leurs négociateurs semblaient désormais entretenir des rapports, pour ainsi dire, normaux.

FABIUS IRRITÉ

Ainsi, lors de la précédente série de négociations à Genève, au début du mois, les journalistes de Reuters ont surpris une discussion informelle, impensable quelques mois plus tôt, entre Wendy Sherman, sous-secrétaire d'Etat américaine aux affaires politiques, et Abbas Araghchi, vice-ministre iranien des Affaires étrangères.

Sur le plan officiel, Washington tenait cependant à tenir secret jusqu'au bout le rôle de William Burns et de Jake Sullivan. Les noms des deux responsables, présents à deux reprises à Genève en novembre, ne figuraient même pas sur la liste officielle de la délégation des Etats-Unis.

Lorsque les négociations ont atteint la dernière ligne droite, les diplomates ont prévenu que l'on ne verrait plus leurs ministres avant que le texte de l'accord soit achevé.

L'un des derniers points de friction concernait le réacteur en construction à eau lourde d'Arak, qui pourrait un jour, selon les Occidentaux, permettre de fabriquer du plutonium destiné à une bombe atomique.

La diplomatie française, jugée par certains observateurs à l'origine de l'échec des discussions de début novembre par son intransigeance, était particulièrement sensible à cette question, mais certains diplomates occidentaux rapportent que les négociateurs se montraient à huis clos plus souples que les positions officielles de Laurent Fabius, leur ministre de tutelle.

Selon un responsable européen qui a été au coeur de la négociation, le chef de la diplomatie française s'était montré en novembre particulièrement irrité de voir qu'on lui présentait un accord américano-iranien tout prêt.

"C'était plus sur le fond que sur la forme", explique le responsable, selon lequel tous les Européens étaient sur la même ligne. "On a été mis devant le fait accompli, on trouvait que les Américains s'étaient conduits de façon un peu cavalière."

En outre, la France, qui est à l'origine du programme nucléaire iranien dans les années 1970, était peu désireuse d'atterrir il y a une semaine en Israël pour présenter à Benjamin Netanyahu le résultat d'un accord que le Premier ministre israélien considère comme dangereux pour sa sécurité.

"SAUVER LA FACE"

En Iran, la possibilité d'un accord avait déjà été entérinée par la rencontre entre Ali Khamenei, Hassan Rohani et Mohammad Javad Zarif.

"Le Guide a souligné l'importance du respect du droit de l'Iran à enrichir de l'uranium, et a dit qu'il soutiendrait la délégation tant que cette ligne rouge ne serait pas franchie", a rapporté un haut responsable de la délégation iranienne.

Selon une autre source, présente en Iran, Hassan Rohani et Mohammad Javad Zarif se sont ensuite réunis pendant trois heures avec leurs principaux alliés politiques, et ont cherché quels "termes destinés à sauver la face" pourraient être acceptables pour les différentes parties.

Finalement, l'accord de dimanche évoque un "programme d'enrichissement mutuellement défini", tout en exigeant que l'Iran cesse d'enrichir l'uranium au-dessus de 5% et neutralise ses réserves enrichies à 20%.

Les responsables iraniens peuvent ainsi évoquer comme une victoire la mention de l'enrichissement, et juger que cela reconnaît implicitement leur droit à mener de telles activités. À l'inverse, les Occidentaux s'inscrivent en faux contre une telle interprétation et soulignent toutes les limites prévues par l'accord.

Ces différences d'interprétation annoncent les difficultés à venir pour établir un accord final destiné à résoudre tous les contentieux sur le nucléaire iranien, mais cela n'empêche pas les deux camps d'annoncer une victoire historique.

"On leur a reconnu le droit à terme de mener un programme nucléaire civil comme tous les autres pays du monde mais on leur a dit que la méfiance était telle que ce n'était pas pour tout de suite", a souligné un responsable européen. "On les a ramenés en arrière (dans l'enrichissement) alors qu'Israël voulait qu'il n'y ait plus de programme nucléaire tout court."

Du côté iranien, la version est tout autre.

"Nous avons pris des risques", reconnaît l'une des sources iraniennes. "Mais nous avons gagné." (Avec John Irish et Justyna Pawlak, Yves Clarisse à Paris, Julien Dury pour le service français, édité par Gilles Trequesser)