La semaine dernière, la très conservatrice Business Roundtable, une organisation regroupant plus de 200 dirigeants de grandes entreprises américaines, a publié un communiqué signé par 181 de ses membres en faveur d'une nouvelle approche des objectifs de l'entreprise. Précisément, le texte est titré "La Business Roundtable redéfinit l'objectif d'une entreprise pour promouvoir une économie au service de tous les Américains". Mazette, le capitalisme américain aurait-il décidé de s'assoir sur ses dividendes et d'enterrer ses programmes de rachat d'actions ? A moins que le politiquement correct n'ait encore frappé ? En tout cas, l'annonce a fait couler pas mal d'encre la semaine dernière aux Etats-Unis et même en Europe. Il faut dire que la fine-fleur des dirigeants américains a paraphé le document et qu'un gros dispositif promotionnel a été déployé.
 
Quel est le message de ces 181 PDG, parmi lesquels Jeff Bezos d'Amazon.com, Tim Cook d'Apple ou David Solomon de Goldman Sachs ? Ils s'engagent désormais à "diriger leur entreprise au profit de toutes les parties prenantes : clients, employés, fournisseurs, communautés et actionnaires". Ce faisant, le puissant lobby s'écarte d'un principe sans cesse réitéré depuis 1997 par l'organisation : la primauté de l'actionnaire. "La nouvelle déclaration remplace les déclarations précédentes et définit une norme moderne en matière de responsabilité d'entreprise", peut-on lire dans le document, qui s'écarte donc de la doctrine antérieure selon laquelle "les sociétés existent principalement pour servir leurs actionnaires". Pour une vision exhaustive des engagements et des signataires, la Business Roundtable a mis en ligne un site dédié en anglais, of course.

Devine qui vient signer ? (extrait des signataires de la déclaration)
 
Personne ne doit être dupe. On voit mal une multinationale américaine excessivement favoriser ses salariés aux dépens de ses actionnaires. A vrai dire, la plupart de ces entreprises est déjà calibrée pour tendre vers une grille de répartition de la richesse optimisée, à ses yeux, entre les différents acteurs. La fin de la primauté de l'actionnaire, sur le papier, changera-t-elle quelque chose ? Probablement pas dans l'immédiat. Mais le nouveau cap adopté par la Business Roundtable reste un petit événement.
 
Ce bouleversement n'est pas du goût de tout le monde. On pense par exemple aux PDG adhérents de la Business Roundtable qui n'ont pas signé le texte (Blackstone, Boston Consulting ou General Electric par exemple, selon nos constations). Ou à certains économistes qui ont déjà fait part de leur incompréhension. "Il s'agit d'un rejet catégorique de ce que l'on appelle aujourd'hui la doctrine Friedman", regrette le chef-économiste de First Trust, Brian Wesbury. Pour Milton Friedman, l'entreprise a pour seul objectif d'agir dans l'intérêt des actionnaires. Quant un dirigeant se hasarde à prendre en compte une "responsabilité sociale" qui grève la rémunération des actionnaires, c'est leur argent qu'il dépense. "Si les actionnaires veulent utiliser leur fortune pour poursuivre des causes personnelles ou sociales, ils sont libres de le faire eux-mêmes grâce aux profits qu'ils tirent des bénéfices de l'entreprise", ajoute Wesbury.
 
L'économiste de First Trust pense que l'annonce du lobby est "en partie due au politiquement correct" mais aussi au fait que les grands dirigeants d'entreprises cherchent une excuse pour profiter de leurs postes de direction afin de réaliser leurs objectifs personnels. "Quoi qu'il en soit, ce changement de mentalité n'est pas bon pour la valeur à long terme des actions des entreprises", regrette Brian Wesbury. Une position que ne partagent pas les membres du réseau B Corporation. Ces entreprises qui ne font pas partie de la Business Roundtable ont acheté une pleine page du New York Times pour exhorter les signataires à aller encore plus loin dans leur démarche. Leur message ? "Nous sommes des entreprises prospères qui répondent aux standards positifs les plus stricts pour nos employés, nos clients, nos fournisseurs, nos collectivités et l'environnement", faites comme nous et vous vous dégagerez des visées court-termistes pour garantir votre pérennité à long terme. Parmi ces sociétés membres du réseau B Corporation, Patagonia, Natura ou des filiales de grands groupes comme Danone et Unilever.
 
Laissons de côté le débat théorique sur l'objectif que doit poursuivre une entreprise. Le bon sens suggère qu'elle doit pouvoir rémunérer ses actionnaires tout en prenant soin du reste de son écosystème, Environnement avec un grand "E" compris. En ce sens, rien n'interdit d'être désormais plus "Business Roundtable" que "Friedman".