En 1827 le botaniste Robert Brown observait au microscope les grains de pollen de la plante «clarkia pulchella», une fleur sauvage d'Amérique du Nord. Il en déduisit que les particules sont animées d'un mouvement aléatoire qui sera appelé, en son honneur, le «mouvement brownien». Malheureusement son utilisation fréquente dans les modèles mathématiques de la finance a été reconnue comme une cause importante de la sous-évaluation des risques financiers, qui est l'une des origines de la crise financière de 2007-20081. La transposition de ce modèle biologique a, en effet, affaibli les méthodes de contrôle des risques face à la survenance des risques réels, mal modélisés par le mouvement brownien. Le système financier a été ainsi rendu immunodéficient. Cet affaiblissement a pris deux formes distinctes. La première est bien connue : les modèles de prix n'intègrent pas les discontinuités des mouvements boursiers, en particulier dans les crises de liquidité du marché. La seconde l'est moins et, pour la faire comprendre, nous allons rester dans le domaine de la botanique et employer une métaphore florale.

En botanique, la déhiscence est l'action par laquelle un organe végétal clos s'ouvre naturellement et régulièrement, suivant une loi déterminée par sa structure, pour laisser sortir ce qu'il contient. Par exemple l'iris, le pavot, le tabac, ont des fruits déhiscents. Les grains de pollen de Brown s'échappent de l'anthère au moment où elle s'ouvre. Mais les cerises ne sont pas des fruits déhiscents : elles tombent du cerisier. On a ainsi deux systèmes dans la nature pour disposer des fruits, l'automaticité programmée ou la cueillette. Considérons alors la décision de valorisation des actifs financiers du bilan par un dirigeant d'entreprise.

L'évaluation systématique aux prix du marché introduit une «automaticité», qui dépend de la catégorie retenue pour le titre, et qui conduit souvent à effectuer un calcul probabiliste. Une fois ce calcul effectué, l'évaluation suit. Le calcul est alors la déhiscence de l'évaluation. Quittons la métaphore florale : la déhiscence de l'évaluation-décision par le calcul représente la déresponsabilisation du dirigeant devant l'évaluation des postes de son bilan. C'est le choix probabiliste brownien qui fonde principalement la justification de cette perte de responsabilité qui est la supériorité du calcul sur la décision. Avec un mouvement brownien, on fait une hypothèse de limite continue des mouvements des actifs (cela ne veut pas dire que les trajectoires sont continues - les cotations sont toujours discontinues - mais que l'on imagine leur limite comme continue). Cette limite continue permet d'évacuer la dimension temporelle des décisions : l'instantanéité du calcul masque l'épaisseur du temps.

Ceci justifie la pléthore de moyens techniques et humains pour créer des systèmes d'information capables de capter de façon préventive ce qui s'apparenterait dans un cadre normalisé à un dysfonctionnement. Et ceci explique le succès des mots comme «due diligence» pour identifier les risques et «maîtrise» pour l'installation de systèmes de contrôle interne.
Deux conséquences : l'homme de métier responsable disparaît dans un système où chacun s'estime déchargé de ses responsabilités par le respect des procédures. Et dans un certain nombre de cas, les dirigeants perdent la maîtrise effective de l'évaluation qui inéluctablement tend à se déformer dans le sens d'une surestimation dont la correction a des effets dramatiques, ce que nous a appris la crise de 2008.

Ce constat n'est pas en soi nouveau : ce qui l'est, c'est le fait de le relier à l'hypothèse brownienne, laquelle le justifie par la déhiscence de la décision d'évaluation due au calcul. Pour reconstruire un système financier plus réaliste et performant dans la gestion des risques, il faut donc réintroduire la responsabilité du dirigeant au travers de ses décisions et lier sa rémunération à la qualité de ses évaluations dans la durée, en conformité avec le modèle économique de l'entreprise. En résumé, nous disons ici que le calcul doit à un moment donné «s'arrêter» pour qu'une décision qui prend du temps - car fondée sur une expérience métier - puisse trouver sa place. «Il est temps d'aller cultiver notre jardin» disait Voltaire. En effet, il est temps de désherber le jardin de la finance de ses «clarkia pulchella», la fleur sauvage brownienne qui a tant empoisonné les responsables des institutions financières et de régulation en leur laissant croire que la décision en incertitude était inutile parce que la trajectoire était continue et donc le temps annulé.

Par Christian Walter, Directeur général délégué, SMA BTP et Hubert Rodarie, Actuaire agrégé, centre de recherche sur l'analyse des risques financiers, EM Lyon