(Répétition technique)

* "Sangaris", "Manta", les Français optent pour la neutralité

* Des choix qui n'évitent pas les couacs ou les surinterprétations

* Pour les Américains, les mots sont une arme

* Une pratique remontant à la Première Guerre mondiale

par Sophie Louet

PARIS, 6 décembre (Reuters) - "Sangaris", l'intervention des forces françaises en Centrafrique, enrichit le lexique militaire d'un nom de papillon africain, une singularité qui a souvent moins à voir avec les préceptes d'un Clausewitz qu'avec les hasards du vocabulaire.

Des militaires français s'amusent de l'intérêt des médias, "depuis deux ou trois ans", pour les appellations des opérations extérieures et leur genèse, de "Licorne" à "Serval" en passant par "Manta", "Daguet", "Harmattan" ou "Corymbe".

"J'en ai vu défiler des centaines de noms!", se souvient l'ex-général de brigade aérienne Jean-Vincent Brisset, aujourd'hui directeur de recherche à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris).

"Je me souviens qu'un jour, moi l'aviateur, j'ai dû choisir un nom pour une petite opération navale : j'ai mis sur l'en-tête du document officiel un nom de poisson, et c'est parti comme ça!", raconte-t-il.

"Avant, le choix d'un nom était très largement le fait du hasard - on tirait au sort un nom dans le dictionnaire - ou de la culture personnelle du décideur. Maintenant, c'est beaucoup plus une affaire de communication, dans laquelle les politiques ont le dernier mot", relève l'ex-officier.

C'est le Centre de planification et de conduite des opérations (CPCO) de l'armée française, dévolu à la préparation des interventions extérieures, qui est chargé de choisir un ou des noms, les conseillers du président tranchant in fine.

En France, comme en Grande-Bretagne - où le tirage au sort est monnaie courante voire la création de néologismes à partir de syllabes -, le choix du nom obéit à plusieurs principes de base : "Il doit être neutre, pratique, mémorisable et facile à prononcer", explique Jean-Vincent Brisset.

Les Français ont coutume de recourir à des termes en rapport avec le monde animalier, la flore ou les caractéristiques géographiques de la zone d'intervention, qui ne heurtent pas les populations concernées. La mythologie - Artémis, Héraclès, Arès - est aussi prisée.

L'intervention en Libye, en mars 2011, fut baptisée "Harmattan", un vent chaud et poussiéreux d'Afrique de l'Ouest; le nom de poisson "Baliste" fut donné à une opération d'évacuation de ressortissants au Liban en 2006; le terme botanique "Corymbe" associé à une mission de la marine française aux large des côtes d'Afrique de l'Ouest.

DES TERMES FAUSSEMENT INOFFENSIFS

"Sangaris", un papillon rouge prisé des collectionneurs, s'est imposé pour l'intervention en Centrafrique, annoncée comme "courte": "Un papillon, ce n'est pas méchant, ça ne dure pas très longtemps, c'est considéré comme joli et politiquement correct", souligne le directeur de recherches de l'Iris.

Le substantif doit être dénué de toute connotation négative. Ainsi les militaires se sont-ils gardés de choisir un papillon vert ou violet pour l'opération en Centrafrique, pays en proie à des heurts confessionnels entre chrétiens et musulmans.

"La guerre ne va plus de soi en Occident, tuer représente un sujet tabou même chez les militaires, donc on recherche des euphémismes stylistiques", observe Eric Letonturier, chercheur à l'Institut des sciences de la communication du CNRS, spécialisé en sociologie militaire.

Pour autant, un mot inoffensif de prime abord peut receler des imprévus. L'opération "Serval" au Mali avait donné lieu à des commentaires acerbes, ce petit félin africain pouvant uriner 30 fois par heure pour marquer son territoire.

"Pour les grosses opérations, les conseillers du président vont vérifier qu'il n'y ait pas de couac. Mais regardez ce qui s'est passé avec 'Serval'...", note Jean-Vincent Brisset.

"Il se dit aussi que le Sangaris a une couleur fâcheusement rouge 'sang'. Quel que soit le nom qu'on choisisse, si c'est le nom de quelque chose qui existe, on trouvera une connotation négative", poursuit-il.

"Beaucoup de gens ont glosé sur le fait que Licorne (nom de l'opération lancée en Côte d'Ivoire en 2002, NDLR) est le seul animal fabuleux qui ose s'attaquer à l'éléphant, mais c'était en fait le nom de la caserne d'où est partie la première opération!".

A l'inverse des Français ou des Britanniques, les Américains, qui ont introduit des noms de code durant la Seconde Guerre mondiale pour des raisons de sécurité (souvent des couleurs), obéissent désormais à des impératifs de communication, même s'ils utilisent depuis 1975 un système informatique (NICKA) générant annuellement des séquences aléatoires de deux lettres qui doivent constituer l'amorce des noms. ("UR" donna "Urgent Fury" pour l'invasion de la Grenade en 1983).

"Il y a toujours une volonté de message chez les Américains, alors qu'il n'y en avait pas avant la guerre du Viêtnam", note Jean-Vincent Brisset.

"CUILLÈRE BLEUE"

L'intervention américaine au Panama, en 1989, a manqué de s'appeler "Cuillère bleue" ("Blue spoon").

Le commandant des opérations, le général James Lindsay, s'insurgea alors : "Voulez-vous que vos petits-enfants racontent que vous étiez dans 'la cuillère bleue'?", avait-il dit à l'état-major. L'opération fut finalement baptisée "Juste Cause", une connotation morale voulue par la Maison Blanche.

De fait, à partir des années 90, les militaires américains ont découvert le pouvoir symbolique des mots afin de l'emporter autant dans les esprits que sur le terrain : "Provide comfort" (littéralement "apporter du réconfort") au secours des réfugiés kurdes au lendemain de la guerre du Golfe, "Uphold Democracy" en Haïti ("Faire respecter la démocratie") de 1994 à 1995 après le renversement du président Aristide.

Parfois jusqu'à l'excès. L'opération "Liberté immuable" ("Enduring Freedom") lancée contre Al Qaïda après les attentats du 11 septembre 2001 aux Etats-Unis devait initialement s'appeler "Infinite justice" ("Justice sans limite"), un mot d'ordre par trop vengeur rapidement écarté.

L'influence politique n'est pas nouvelle.

Le débarquement allié d'août 1944 en Provence devait avoir pour nom de code "Anvil" ("enclume", en anglais), mais Winston Churchill, qui était contre cette opération, lui préféra "Dragoon", qui veut dire "dragon" mais aussi "contraindre" ("I was dragooned" dira-t-il, "j'y fus contraint").

Selon les historiens, ce sont les Allemands qui ont introduit la pratique des noms de code lors des deux dernières années de la Première Guerre mondiale, avec une prédilection pour les références mythologiques et religieuses (Archange, Mars, Castor, Pollux, Walkyrie...).

Les Israéliens, "une armée très religieuse" selon l'expert de l'Iris, puisent eux leur inspiration dans les épisodes sombres de la Bible ("Raisins de la colère", "Plomb durci", "Pluie d'été", etc.).

"Comme on fait de plus en plus pour la communication, on espère qu'on tombera bien", ironise Jean-Vincent Brisset.

"Les politiques, qui redoutent les dérapages, cherchant toujours un bouc émissaire, on se débrouille pour que ça soit quelqu'un d'autre qui choisisse!" (Edité par Yves Clarisse)