par Can Sezer et Ece Toksabay

ISTANBUL, 15 avril (Reuters) - Le pianiste turc Fazil Say a été condamné lundi à une peine de dix mois de prison avec sursis pour avoir insulté les valeurs religieuses sur son compte Twitter.

Le pianiste de renommée mondiale, poursuivi pour blasphème, était passible d'une peine de dix-huit mois de prison.

"Le fait d'avoir été condamné pour un délit que je n'ai pas commis est moins inquiétant pour moi que pour la liberté d'expression et la liberté de la foi en Turquie", a-t-il réagi.

La justice lui reprochait d'avoir publié sur le site de microblogging des vers du poète persan Omar Khayyam, un des grands noms de la poésie qui a vécu au XIe siècle.

Son procès est devenu un symbole d'un islamo-conservatisme rampant que dénoncent les tenants de la laïcité en Turquie.

"Ce verdict est inacceptable, il est aussi un indicateur de la conception vengeresse du droit qu'a le parti AKP (au pouvoir)", a déclaré à Reuters le député Ilhan Cihaner, élu du principal parti d'opposition CHP.

L'affaire Fazil Say a attisé les passions sur le rôle de la religion dans la vie publique en Turquie, que dirige l'AKP, issu de la mouvance islamiste, depuis les élections de 2002.

Son procès illustre aussi l'évolution de l'appareil judiciaire, naguère garant de la laïcité face à l'influence islamiste. L'actuel Premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a ainsi été condamné à de la prison en 1998 pour avoir récité un poème religieux considéré comme une incitation à la haine religieuse (1).

"JE N'AI COMMIS AUCUN CRIME"

Fazil Say, 43 ans, était poursuivi pour avoir diffusé sur Twitter un extrait d'une oeuvre d'Omar Khayyam : "Vous dites que des rivières de vin coulent au paradis. Le paradis est-il une taverne pour vous ? Vous dites que deux vierges y attendent chaque croyant. Le paradis est-il un bordel pour vous ?"

Dans un autre message, il tournait en dérision un muezzin. "Il a terminé les prières du soir en 22 secondes (...) Pourquoi es-tu si pressé ? Un rendez-vous? Un raki ?", l'interpellait le pianiste en faisant allusion à la liqueur anisée très populaire en Turquie.

A l'audience, en octobre, Fazil Say, qui a joué notamment avec le New York Philharmonic, l'Orchestre national de France, le Symphoniker de Berlin et exercé la fonction d'ambassadeur culturel de l'Union européenne, s'était défendu d'avoir offensé les valeurs religieuses.

"Je n'accepte pas les accusations portées contre moi. Je les rejette", avait-il dit. "Peut-être est-ce un honneur d'être jugé pour avoir retweeté un vers de Khayyam dans une pareille époque (...) je n'ai commis aucun crime (...) Nous sommes des individus modernes, pas un troupeau."

Le tribunal d'Istanbul ne l'a pas entendu. Sa peine de prison de dix mois avec sursis court sur cinq ans. S'il ne commet pas pendant cette période un délit similaire, elle tombera.

Dès l'annonce du verdict, le débat a été relancé en Turquie.

Ali Emre Bukagili, un ingénieur à l'origine de la plainte, a affirmé : "Say n'a pas répété les mots d'un poète mais attaqué une religion et les valeurs sacrées d'une religion, avec ses propres mots", a-t-il dit.

Sur Twitter, où les mots-dièses Fazil Say ont progressé dans le classement des "tendances", un internaute abondait : "Trouver les valeurs religieuses stupides est une chose, provoquer autrui par des insultes en est une autre. Le verdict de la cour n'est pas mauvais."

Un autre disait en revanche redouter "le début d'une chasse aux sorcières visant les non-croyants".

(1) ce poème disait : "Les mosquées sont nos casernes, les dômes nos casques, les minarets nos baïonnettes et la foi nos soldats." (Henri-Pierre André pour le service français, édité par Gilles Trequesser)