par Caroline Pailliez et Leigh Thomas

OTTMARSHEIM, Haut-Rhin, 24 mai (Reuters) - Confrontées à la montée fulgurante des prix et aux demandes pressantes des salariés pour augmenter les salaires, les entreprises françaises cherchent le bon équilibre pour préserver leur compétitivité. Fligitter, un fabriquant de fenêtres alsacien, y est parvenu en touchant aux droits de ses salariés.

L'entreprise a négocié avec son personnel un accord de performance collective (APC) - un outil controversé mis en place par la réforme du Code du travail d'Emmanuel Macron en 2017 qui permet de gagner en flexibilité en termes de rémunération, temps de travail et mobilité des salariés.

L’accord a permis une augmentation de la rémunération des salariés de 6 à 8% qui s’est traduite par une hausse des coûts de 4% pour l’entreprise, selon la responsable des ressources humaines, Sophia Grandidier.

Pour cela, il a fallu revenir sur des droits acquis, en supprimant des primes, par exemple, en mettant en place une moindre majoration des heures supplémentaires et des indemnités de licenciement, ou encore en supprimant des jours de congé.

Pour Hervé Volochinoff, arrivé dans l’entreprise un an plus tôt, ces concessions en valaient la peine.

"Il y a un manque à gagner sur les heures supplémentaires, mais je n'aurais pas refusé l'augmentation de salaire. Sans cette augmentation, j’aurais de la difficulté à boucler les fins de mois", dit le jeune homme de 24 ans, qui a vu son salaire passer de 1.450 euros nets avant l’accord à 1.600 euros nets et peut maintenant mettre de côté pour s’acheter des meubles pour l’appartement où il vient d’emménager.

Comme Fligitter, les entreprises françaises cherchent la parade pour faire face à l’inflation, laquelle a enregistré un taux record de 5,4% en avril.

Ces hausses de prix se sont traduites par une explosion du coût des matières premières et ont alimenté les demandes importantes d’augmentation de salaire des travailleurs partout en Europe, rendant toujours plus difficile le maintien de la compétitivité.

"MORTE À MOYEN TERME"

Dans l'entreprise alsacienne, il était surtout important de fidéliser les salariés. Située à proximité de la Suisse et de l’Allemagne, où les salaires sont plus attractifs, et dans un bassin d’emplois très dynamique, la PME de 80 personnes fondée en 1968 perdait six ou sept ouvriers chaque mois.

"Nous n’aurions pas pu augmenter les salaires sans toucher à la structure de la rémunération, c’était impossible. L’usine serait morte à moyen terme", explique le président de l’entreprise familiale, Raphaël Fligitter, qui dit devoir composer avec la concurrence féroce des pays de l’Est aux coûts de production bien moins importants.

Les mesures de maintien de pouvoir d'achat mises en place par le gouvernement et notamment le bouclier tarifaire sur les prix de l'énergie ont permis pour l'instant de contenir l'inflation en France et de limiter les velléités d'augmentation de salaire, explique Gilles Moëc, chef économiste du groupe Axa.

L'inflation française est la plus faible de l'Union européenne avec celle de l'île de Malte.

Les augmentations négociées pour 2022 dans les branches professionnelles se situent entre 2,5 et 3,5%, selon la Banque de France. Mais de nombreux accords signés en 2022 contiennent des clauses de revoyure, ce qui devrait amener les branches à renégocier les salaires en dehors du calendrier habituel. Les syndicats français appellent d'ailleurs déjà tous à rouvrir ces négociations dans les entreprises.

Beaucoup d'entreprises recherchent des solutions de court terme pour augmenter la rémunération de leur personnel au cas où les prix redescendraient, explique Eric Chevée, vice-président du syndicat patronal, CPME.

Les APC peuvent être un moyen d'y parvenir, mais ils restent très marginaux dans le monde du travail - près de 990 accords ont été signés depuis leur introduction en 2017.

CONCESSIONS

Les syndicats au niveau national voient surtout d'un très mauvais oeil ce dispositif qui peut favoriser, selon eux, un "chantage à l'emploi". "Le patronat profite souvent de la situation très dégradée de l’emploi pour dire qu’il n’y a pas d’alternative. C’est regrettable", dit à Reuters Boris Plazzi, secrétaire national de la CGT.

Sous l'impulsion de sa fédération patronale Plastalliance, Fligitter a proposé de supprimer certaines primes prévues par la branche professionnelle et a plafonné la prime d’ancienneté à cinq ans. Elle a inclus une partie de ce qui était perdu dans le salaire de base et, en parallèle, a introduit des primes défiscalisées et désocialisées.

Fligitter a également diminué la majoration des heures supplémentaires, a revu considérablement à la baisse les indemnités de licenciement, notamment pour les cadres, et a supprimé trois jours de congés payés pour ces derniers.

Cet accord n'a pas été imposé. Conformément au Code du travail, il a été soumis à l'approbation des représentants du personnel qui se sont prononcés en sa faveur.

Il a été plutôt bien perçu chez les ouvriers, explique Geoffrey Couvillers, 23 ans, délégué du personnel, qui précise que ses collègues ne s’attendaient pas à une telle augmentation de leur salaire net.

Côté cadres, il a fallu convaincre davantage. Jérémy Mosak, responsable projets et bureau d’études, qui travaille depuis 16 ans dans l’entreprise, admet que la proposition l’a fait sourciller. Mais l’entreprise a fait en sorte d’augmenter son salaire brut en compensation.

"Je ne pense pas avoir été lésé dans cette histoire", dit-il.

(Reportage Caroline Pailliez et Leigh Thomas, édité par Sophie Louet)