Ce lundi 7 juin, la Chancelière allemande reçoit à Berlin le Président français. Il semble évident que les sujets de discussion seront nombreux. Car, ces derniers mois, de vrais désaccords ont émergé au grand jour et posent la question du pilotage économique de la zone Euro et, à plus long terme, du projet européen qui reste inachevé.

En effet, comme le rappellent les théories du fédéralisme financier (cf. Fiscal Federalism, Oates, 1971), mais aussi les travaux de Robert Mundell sur les zones monétaires optimales, une monnaie unique devrait s'accompagner d'une réelle intégration budgétaire, à la fois du côté de la discipline budgétaire indispensable entre les Etats-Membres mais aussi du côté des transferts vers les Etats-Membres les plus fragiles.

Les difficultés des marchés, mais aussi des opinions publiques - cf. l'anémie de la consommation des ménages ces derniers mois, en France ou en Allemagne en particulier -, à suivre un cap clair ne s'expliqueraient-elles pas par les hésitations du moteur franco-allemand ? Prenons deux exemples très caractéristiques pour illustrer les désaccords franco-allemands : le transport ferroviaire et la monnaie unique, l'Euro.

Pour le transport ferroviaire, le projet européen de renouveau du fret ferroviaire mais aussi du transport de voyageurs est quasi achevé : ouverture « mesurée » à la concurrence de l'accès au réseau (appel d'offres et franchise régionale pour le transport régional, « open access » pour les sillons du réseau pour le fret et pour le transport de voyageurs international et interrégional ; garantie de prise en compte des missions de service public et cas particulier (Régie). L'infrastructure est maintenue pour des raisons évidentes de sécurité dans la sphère publique (RFF, DB Netz).

Or qu'observe-t-on ? Du côté français, l'ouverture à la concurrence tarde à se concrétiser pour le transport de voyageurs et la SNCF règne en monopole, mais sur la défensive tout de même. En Allemagne à l'inverse, la SNCF - via sa filiale Keolis - mais aussi des opérateurs privés comme le français Veolia, sont très offensifs, et remportent, face à la DB AG - c'est-à-dire indirectement l'Etat Fédéral allemand - de nombreuses franchises régionales, leur permettant d'exploiter des réseaux régionaux pour les prochaines années.

Bref, d'un côté, monopole et interventionnisme et, de l'autre côté, ouverture « maîtrisée » du marché et diversité de l'offre à l'image de la diversité européenne. Il y a là une absence de réciprocité claire entre la France et l'Allemagne et un exemple précis de désaccord profond franco-allemand ! Sur ce sujet, les prises de position, dans la presse, peuvent même être très virulentes entre SNCF et DB AG.

Pour l'Euro, la question est encore plus complexe puisque en Allemagne, la monnaie est placée hors du jeu politique, elle fonde la confiance dans les Institutions et dans le Marché. Elle est exogène d'une certaine manière. Les turbulences des derniers mois sur l'Euro ont mis à mal ce dogme ordolibéral profondément ancré dans la mentalité allemande : c'est un choc réel sur la perception qu'ont les allemands de l'Europe, fiable et organisée.

Du côté français, comme aux Etats-Unis, pas de scrupule : la monnaie est un levier comme un autre pour d'autres objectifs que la seule stabilité des prix. Pour la France, l'Euro, c'est où l'on va, l'Europe. Pour l'Allemagne, l'Euro, c'est d'où l'on vient, le Deutsche Mark… et on peut alors voir plus loin. Quel difficile arbitrage entre discipline budgétaire pour assurer la survie de l'Euro, convergence long terme de nos économies, en particulier avec les pays du sud de l'Europe, et reprise économique qui pourrait subir les contrecoups des politiques de rigueur annoncées !

Bref, comment sortir de l'impasse ? La France et l'Allemagne sont comme deux continents qui se frottent sous la force d'une puissante tectonique des plaques. La question centrale implicite dans les relations franco-allemandes est de savoir qui - quelle plaque ? - pourrait « glisser à terme sous l'autre ». Bref c'est une question permanente de « leadership » : chaque pays éprouve une profonde méfiance envers l'autre mais en même temps une diffuse attirance : si la méfiance française pour le leadership allemand est évidente, l'Allemagne se méfie aussi des ruses et du mouvement de « l'Ogre » français ! C'est une constante de l'histoire européenne : une crainte commune des deux côtés du Rhin.

Evidemment cette question s'est déplacée du cadre militaire au XIXème et milieu XXème siècle au « soft power », à l'économie, à l'innovation, mais elle est permanente : c'est un équilibre toujours instable, comme l'est l'équilibre issu des règles du marché remis en cause à chaque innovation ou mouvements des acteurs : d'où la nécessité de son renouvellement mais aussi la frustration d'une consolidation permanente, exigeante et compliquée.

Une des solutions est l'intégration économique voire politique plus poussée des deux nations au sein de l'Union Européenne, ce qui donnerait un signal fort pour la relance du projet européen. Une autre piste peut s'apparenter à une revue générale fine et sectorielle des points de friction afin de mesurer les « chevauchements » des sphères d'influence de chacun des deux pays… en visant in fine un équilibre global.

Evidemment séduisant sur le papier, une telle analyse reviendrait peut-être à sacrifier les principes d'efficacité au subtil équilibre franco-allemand. Ou enfin, ne pas s'arrêter à nos deux « plaques » et s'équilibrer avec toutes les plaques qui nous entourent, au Sud comme à l'Est !

Laurent Guihéry