Cet article est publié en avant-première sur le site de l'Ifri. Il paraîtra dans Politique étrangère, vol. 85, n° 2, Été 2020

En me voyant porter un masque dans les rues désertes de Bruxelles ou en traversant les couloirs vides de la Commission, il m'est difficile de faire abstraction du sentiment de sidération qui m'étreint. D'autant qu'où que l'on aille et où que l'on soit la sidération est là, clairement visible. Visible place Saint-Marc à Venise, vidée de toute présence humaine alors que les poissons reviennent dans une lagune à la transparence retrouvée. Visible à Jérusalem où l'église du Saint Sépulcre a fermé ses portes un vendredi saint et ce pour la première fois depuis la peste noire de 1349. Visible aux États-Unis où le chômage a augmenté de 20 millions en 4 semaines. Visible enfin en Espagne et en Italie où l'on ne dénombrait déjà pas moins de 45.000 morts fin avril.

Choc sanitaire au départ le Covid 19 est devenu très vite un choc économique et social totalement inédit. Cet arrêt qui confine chez eux plusieurs milliards d'individus aucun économiste n'aurait pu l'imaginer. Ses conséquences iront donc bien au-delà de ce que l'on a pu connaitre en 2008.

La première question qui se pose, bien qu'elle ne soit guère utile à la résolution du problème, est celle de savoir si cette pandémie était évitable ou si elle s'apparente au fameux «cygne noir', dont a parlé Nassim Taleb[1]. Ce dernier confère au « cygne noir » trois attributs : la sidération car rien dans le passé ne laissait entrevoir une telle éventualité, le choc extrêmement violent qu'il provoque, et enfin la rationalisation de ce qui se passe. La nature humaine a toujours besoin d'inventer des explications a posteriori, afin de rendre son présent explicable et prévisible. Or selon Taleb, les 'cygnes noirs', sont imprévisibles tant par leur durée que par leurs conséquences. Dès lors, ils nous empêchent de faire confiance à un quelconque modèle pour sortir de la crise. Ceci dit Taleb estime que le Covid 19 n'est pas un black swan précisément parce qu'il était prévisible[2].

Il n'a pas tort. Le rapport de 2008 du National Intelligence Committee mentionnait le risque d'une 'maladie respiratoire virulente, nouvelle et très contagieuse pour laquelle il n'est pas traité'[3]. Le président Obama avait évoqué ce risque. Lors de la conférence de 2018 tenue à la Massachusetts Medical Society et consacrée au centenaire de la grippe espagnole, (qui n'avait d'espagnole que le nom), qui causa la mort de 50 millions de personnes, soit 2 % de la population mondiale à l'époque ; Bill Gates indiqua que la prochaine catastrophe mondiale prendrait la forme d'une pandémie causée par un virus hautement infectieux qui se propagerait rapidement dans le monde entier et contre lequel nous ne serions pas préparés pour l'affronter. De fait, depuis des années les spécialistes des maladies infectieuses nous alertent sur l'accélération du rythme des épidémies. Depuis vingt ans c'est le troisième nouveau coronavirus de type beta capable donc de franchir la barriere des espèces qui emerge. Il n'est donc pas inutile de se demander pourquoi la communauté internationale ne s'y est pas bien préparée et comment elle pourra s'y préparer à l'avenir. Car à l'évidence le Covid 19 ne sera pas le dernier.

Pourtant une fois dépassé l'effet de sidération auquel nous sommes confrontés, il nous faut évaluer les conséquences de cet événement en évitant deux écueils. Celui de tirer des conclusions trop hâtives compte tenu de l'incertitude qui entoure cette crise. Celui ensuite de succomber au piège de la sidération en concluant trop vite que tout va changer. Dans l'histoire des sociétés humaines les grandes ruptures sont toujours précédées de signes ou d'événements annonciateurs. Et les grandes crises sont généralement des accélérateurs de tendances. C'est pourquoi, la manière la plus prudente de penser les conséquences du Covid consiste à identifier la manière dont cette crise peut amplifier des dynamiques déjà à l'œuvre. Ces dynamiques qu'elles sont -elles ? J'en vois trois :

  • l'avenir de la globalisation et du néolibéralisme
  • l'évolution de la gouvernance mondiale
  • la résilience de l'Union européenne et des systèmes politiques européens démocratiques face à la gestion de risques graves et imprévus

Ce sont ces trois dynamiques qui vont définir les contours du monde d'après, un monde qui d'une certaine façon est déjà là.

L'avenir de la globalisation et du néolibéralisme

Cette pandémie ne marquera pas la fin de la globalisation. Mais elle remettra en cause un certain nombre de ses modalités et de ses présupposés idéologiques dont notamment le fameux triptyque néolibéral : ouverture des marchés, recul de l'État et privatisations. Cette remise en cause était déjà engagée avant même le début de la crise. Elle s'accentuera après.

Au cours de la dernière décennie, la mondialisation s'est amplifiée grâce à la mise en place de chaînes de valeur de plus en plus nombreuses et étendues. Ces chaînes permettent de décomposer la fabrication d'un bien dans différents lieux pour minimiser les coûts de production. Le tout sans grande difficulté compte tenu de l'effondrement du coût des transports et le développement des télécommunications. La digitalisation de l'économie a amplifié ce mouvement qui a profité à beaucoup de pays émergents et notamment à la Chine qui a capté ainsi une large partie de la production textile, de l'électronique grand public ; mais également à l'Inde dans d'autres industries comme la pharmacie. A Wuhan, là où la pandémie est née, plus de 300 parmi les 500 plus grandes firmes mondiales s'étaient installées. Cette extension des chaînes de valeur et l'extrême facilité avec laquelle elles pouvaient être mises en place a naturellement nourri l'idée qu'il n'y avait plus de problème d'offre tant celle-ci était abondante au niveau mondial. Du coup les flux tendus se sont substitués aux stocks. Le recours au stockage est presque devenu une pratique antiéconomique. Même les Etats qui s'étaient les mieux préparés au risque pandémique finirent au fil des années par baisser la garde. Après la crise, les chaînes de valeur ne vont bien évidemment pas disparaître car leur intérêt économique demeure considérable. Mais on assistera à une remise en cause partielle de cette dynamique à travers trois modalités.

La première consistera à diversifier les sources d'approvisionnement dans le domaine sanitaire. L'ampleur de notre dépendance vis-à-vis de la Chine pour l'importation d'un certain nombre de produits est énorme, particulièrement pour les masques et pour les tenues de protection (50 %). Par ailleurs 40 % des antibiotiques importés par l'Allemagne, la France ou l'Italie le sont de Chine, qui assure la production du 90 % de la pénicilline consommée dans le monde. Aujourd'hui pas un gramme de paracétamol n'est produit en Europe. La création d'un inventaire ou d'une Réserve Stratégique des Produits Essentiels permettrait ainsi au niveau européen de se prémunir contre les pénuries et de s'assurer de leur disponibilité sur l'ensemble du territoire européen. La création du programme européen RescUE destiné à répondre à ce risque notamment à travers la mutualisation des moyens est un premier pas. À cette fin on devra limiter la dépendance des pays exportateurs de chaque produit essentiel afin qu'aucun pays ne puisse être à l'origine d'une fraction trop importante des importations de ce produit.

Il faut se protéger, mais se protéger ce n'est pas succomber au protectionnisme. Se protéger c'est éviter que face à des chocs comme celui que nous subissons nous nous trouvions dans une situation d'extrême vulnérabilité face à des fournisseurs étrangers. Car la mondialisation n'est pas faite de simples réseaux fluides auxquels tout le monde aurait accès mais de nœuds stratégiques dominés par certains acteurs qui peuvent les contrôler ou les bloquer à leur avantage en cas de crise[4].

La seconde modalité prendra la forme d'une relocalisation d'un certain nombre d'activités au plus près des lieux de consommation. On va certainement aller vers des chaînes de valeur plus courtes ce qui peut coïncider parfaitement avec les impératifs de lutte contre le changement climatique. Cela entraînera probablement un renchérissement du coût des produits. Mais il faudra accepter l'existence d'un arbitrage entre l'impératif de sécurité et la recherche du cout le plus faible pour le consommateur. À la faveur de cette crise nous devons prendre conscience du fait que les intérêts du citoyen doivent primer ceux du consommateur.Le Japon qui est un pays très ouvert sur le plan commercial et qu'on ne saurait suspecter de protectionnisme est le premier pays à avoir lancé un plan explicitement destiné à financer le retrait des entreprises japonaises implantées en Chine et ce afin de les relocaliser soit dans l'archipel nippon soit dans d'autres pays asiatiques. Il faut en Europe engager une réflexion sur ce sujet en cassant la logique de silos qui nous empêche d'avoir sur certains sujets une vision stratégique d'ensemble. Il ne s'agit pas de reconstituer en Europe des filières qui ont été délocalisées, mais il y a certainement des segments stratégiques qui doivent plus que jamais rester chez nous et que nous avons délocalisés pour des raisons financières ou environnementales. Plus fondamentalement il nous faut avoir le sens des priorités. Ne serait-il pas plus judicieux d'avoir désormais plus d'activités au Maghreb ou en Afrique plutôt qu'en Asie ? Non qu'il faille opposer là l'autre. Mais aujourd'hui la priorité et l'intérêt bien compris de l'Europe sont que sa périphérie immédiate se développe vite et bien. Au moment donc où nous parlons de développer des partenariats stratégiques avec l'Afrique, nous nous devons de voir dans quels domaines ils peuvent prendre forme et se mettre en place. Et les médicaments sont clairement l'un d'entre eux. Des études en attestent. Notre intérêt politique est de ne pas trop dépendre de puissances qui peuvent d'une façon ou d'une autre nous faire payer un jour le prix de notre dépendance.

Enfin, la troisième modalité consistera probablement à utiliser des procédés technologiques alternatifs comme la généralisation de la production en 3D ou les robots pour contenir les risques de délocalisation. En Italie, on a réussi à fabriquer des valves pour appareils de soins respiratoires intensifs avec une imprimante 3D très vite et à un coût extrêmement bas.

Ceci étant dit, s'il est absolument indispensable que chacun en vienne à rechercher pour lui une plus grande sécurité sanitaire, il est non moins indispensable de veiller à ce que ce processus ne débouche pas sur un protectionnisme qui commencerait avec les produits sanitaires pour s'étendre de proche en proche à l'ensemble des activités jugées essentielles par chaque nation. Il faudra donc veiller à trouver un nouveau point d'équilibre pour prévenir un mouvement protectionniste généralisé qui déboucherait sur une dépression mondiale. Ceci est très important pour l'Europe qui est de toutes les régions du monde est la plus dépendante du commerce mondial et à ce jour-là plus affectée par le ralentissement économique[5]. Nous savons fort bien que la frontière entre la crise que nous vivons et la dépression généralisée qui nous guette est extrêmement fragile. Et ceci vaut encore plus pour les pays du Sud ou la pandémie ne s'est pas encore pleinement propagée mais où les dégâts risquent d'être considérables. Bref, il nous faudra inventer les modalités d'une nouvelle mondialisation capable de trouver un nouvel équilibre entre les avantages incontestables de l'ouverture des marchés et de l'interdépendance et les impératifs de souveraineté et de sécurité des Etats. Il y a peu de moments dans l'histoire ou les sociétés trouvent l'occasion de se repenser car elles-mêmes sont souvent prises dans le tourbillon des urgences du quotidien. Là, nous avons pour ainsi dire l'opportunité d'observer un moment d'arrêt qui doit nous aider à réfléchir sur nous-mêmes.

De ce point de vue, il est clair que nous ne saurions répéter l'erreur de 2009, ou après avoir enregistré une baisse des émissions à des gaz à effet de serre la croissance de ces mêmes émissions est de nouveau repartie à la hausse comme si de rien n'était. Ce remake nous ne pouvons-nous permettre de le rejouer car l'épidémie que nous traversons n'est pas tombée du ciel. Ce qui fait une pandémie ce ne sont pas les animaux sauvages. Ce qui produit la pandémie c'est la déforestation, la perte d'habitat naturel des animaux sauvages, la réduction de la biodiversité, la surexploitation des ressources qui met des espèces sauvages au contact de populations humaines très denses. Cette crise est la marque indiscutable de surcharge de nos écosystèmes. Une crise qui nous revient donc en boomerang. De ce fait il est impératif que la lutte pour la préservation de la biodiversité devienne plus que jamais une composante majeure de la lutte contre le changement climatique. Dans ces conditions il n'est pas exagéré de parler d'une nouvelle mondialisation tant les déséquilibres économiques, sociaux et environnementaux qui se sont multipliés au cours de ces dernières décennies se révèlent insoutenables.

La mondialisation va donc changer de visage. Celui de l'État aussi car son recul a été au cœur de l'idéologie néolibérale. On voit bien avec cette crise que la demande spontanée d'Etat s'accroit et que les pays à forte protection sociale sont mieux armés pour affronter la crise que ceux qui laissent leurs concitoyens affronter seuls le marché. Le fait que l'Europe ait recours au chômage partiel plutôt qu'aux licenciements pour affronter le recul forcé de la production est révélateur de la particularité du modèle européen. Mais l'État ne saurait être un État obèse qui s'occupe de tout y compris de la production de masques. Ce qu'il faut c'est réhabiliter la capacité stratégique de l'État à anticiper et préparer la société à affronter des défis de ce type. Les Etats qui ont le mieux géré la crise sanitaire depuis trois mois sont ceux où la puissance publique est la mieux organisée. C'est la qualité de l'État qui compte et pas seulement sa taille.

Réhabiliter le rôle stratégique de l'État sera une priorité de l'après crise. Mais cet effort ne sera pas facile à conduire en Europe qui repose sur un mix entre des États-nations et un marché unique. Les impératifs de mise en place du marché unique ont conduit à assimiler toutes les protections à des obstacles à la construction de ce marché. De sorte que si les Etats européens se sont progressivement déprotégés pour permettre au marché unique de se construire, l'Europe elle a oublié de se protéger collectivement. D'où notre intérêt bien tardif pour les enjeux liés à la réciprocité dans l'accès au marché notamment. Heureusement les choses ont commencé à changer et cette crise peut accélérer ce changement de cap. On évoque désormais de plus en Europe un meilleur contrôle des investissements étrangers et des distorsions de concurrence venant des états non européens. On est également en train de reconsidérer les aides d'État. La Commission vient d'ailleurs d'assouplir les règles en la matière. On ne peut pas continuer à nous préoccuper des distorsions intra européennes et négliger celles de nos concurrents extra européens. L'Europe doit cesser d'être offerte au reste du monde. Mais le chemin est encore long. L'attribution récente par la Chine des licences pour la 5G a mis en évidence la marginalisation des opérateurs européens. Nokia et Ericsson n'ont par exemple obtenu récemment que 11,5 % du marché chinois contre 25 % avec la 4G. Or Huawei détient de son côté déjà 30 % du marché européen pour la 5G. Par ailleurs il nous faut d'ores et déjà nous prémunir contre la tentation de groupes étrangers de profiter de la baisse des actifs pour prendre le contrôle de sociétés européennes[6]. Il faudra là encore tirer les leçons de cette crise qui démontre le caractère asymétrique de nos rapports avec la Chine et mettre en œuvre les instruments d'action pour y mettre un terme. Or la difficulté en Europe vient du fait qu'il faut à la fois tenir compte des impératifs du marché unique et de l'existence d'États-nations dont les intérêts et les traditions ne sont pas forcément toujours convergents. Si nous avons tardé à mettre en place un mécanisme de contrôle des investissements étrangers c'est parce pour certains États estimaient que les opportunités offertes par certains marchés émergents étaient trop importantes pour être sacrifiées sur l'autel d'un contrôle plus strict des investissements en provenance de ces mêmes marchés. Mais lorsque ces mêmes Etats, se sont aperçus qu'ils pouvaient à leur tour faire l'objet de prises de contrôle étranger dans des secteurs stratégiques ils ont changé d'avis. Aujourd'hui même un certain nombre d'Etats traditionnellement libéraux comme les Pays Bas réclament une évaluation plus poussée des investissements étrangers pour s'assurer qu'ils ne bénéficient pas de subventions étatiques. Tout ceci pour dire que l'Europe ne peut pas être la seule région du monde à respecter les règles de la concurrence quand les autres s'abstiennent de le faire.

La crise du Covid va mettre en évidence le fait que la globalisation accroît la vulnérabilité des nations qui ne prennent pas suffisamment de précautions pour assurer leur sécurité au sens large. Tout ceci doit donc conduire l'Europe à donner corps et force à l'idée d'autonomie stratégique dont on voit bien qu'elle ne saurait se limiter au domaine militaire. Cette autonomie stratégique elle doit se construire autour de six grands principes que je voudrais énoncer ici :

  • Réduire notre dépendance non seulement dans le domaine sanitaire mais dans celui des technologies de demain comme les batteries ou l'intelligence artificielle.
  • Prévenir une prise de contrôle de nos activités stratégiques par des acteurs extérieurs à l'Europe ce qui suppose que ces activités soient clairement identifiées en amont.
  • Protéger nos infrastructures sensibles contre les cybers attaques
  • Eviter que la délocalisation de certaines activités économiques et la dépendance qui en découle porte un jour atteinte à notre autonomie de décision
  • Étendre le pouvoir normatif de l'Europe aux technologies de demain pour éviter que d'autres ne l'exercent à nos dépends.
  • Prendre le leadership dans tous les domaines où le déficit de gouvernance mondiale conduit à la destruction du système multilatéral.

Réhabiliter la gouvernance mondiale

Tout ceci m'amène naturellement à la gouvernance mondiale dont je mesure au fil des jours ses carences. Ces dernières années c'était l'OMC qu'on critiquait. Désormais i c'est l'OMS qui est sur la ligne de mire et ce au moment où nous avons le plus besoin d'elle. Le conseil de sécurité n'a pas été en mesure de se mettre d'accord sur une résolution sur le Covid 19 faute d'un accord entre les États-Unis et la Chine. C'est une réalité totalement inédite puisque même pendant la guerre froide les États-Unis et l'URSS étaient parvenus à se mettent d'accord pour favoriser la recherche d'un vaccin contre la polio. Le G7 n'est pas non plus parvenu à se mettre d'accord sur un texte car un État voulait qualifier le Covid 19 de virus chinois. On assiste donc à un véritable blame game entre les États-Unis et la Chine qui débouche en réalité sur un déficit de leadership mondial. Cette situation contraste singulièrement avec ce que l'on avait connu dans les années 2000 avec la mise en place du Plan mondial contre le SIDA, avec la mobilisation qui avait prévalu contre le virus Ebola et bien sûr avec celle qui avait prévalu au moment de la crise financière de 2008. Certes on pourrait dire qu'une épidémie ne relève pas en soi des prérogatives du conseil de sécurité. Mais cette explication n'est pas convaincante. Dans les deux cas précités (Sida, Ebola) il y eut vote unanime du Conseil de sécurité. Et cette unanimité a favorisé la mobilisation. Un récent projet de texte proposé par l'Estonie n'a pu être voté car certains Etats n'ont pas accepté que le texte insiste sur la pleine transparence dans le reporting de la crise, un principe jugé attentatoire à leur souveraineté. Le fait que pour la première fois depuis la création des Nations unies une pandémie ne produise pas de consensus est un bien mauvais présage. Cette situation résulte à la fois des désaccords entre Etats et du désintérêt de certains d'entre eux pour tout leadership international. Tout ceci est extrêmement préoccupant car on sait bien qu'une coordination internationale forte peut faire la différence. Elle peut permettre de faire connaître les bonnes pratiques, proposer des standards internationaux pour le contrôle des voyageurs dans les aéroports par exemple, mettre en commun des ressources pour les tests et la recherche de vaccin plutôt que de chercher à capter à l'avantage d'un seul pays le produit de recherches prometteuses, créer des partenariats pour la production de tous les produits et équipements indispensables à la lutte contre la pandémie.

Cet impératif de coopération va se poser également de manière aigue au moment du déconfinement. Car si chaque Etat lève le confinement tout seul dans son coin, on se retrouvera face à des difficultés considérables. Il faudra donc se mettre d'accord afin d'éviter un chaos mondial qui affecterait de nouveau les échanges internationaux. Le seul domaine où la coopération internationale a très bien fonctionné depuis le début de cette crise est celui de la coopération entre les banques centrales. Le fait que leur action soit autonome et indépendante des rivalités traditionnelles entre Etats explique probablement cette réussite.

Il faudra bien sûr plus tard évaluer ce qui a été bien fait ou mal fait au début de la pandémie. Mais l'heure est à la mobilisation pas à la polémique. De ce point de vue l'annonce par le président Trump d'une suspension provisoire du financement américain à l'OMS au prétexte qu'elle aurait cherché à masquer les défaillances chinoises est regrettable.

Cette crise a incontestablement exacerbé la relation sino-américaine et révélé les dangers qu'un conflit multidimensionnel entre ces deux Etats faisait peser sur la sécurité internationale. Comme me l'a fait remarquer le Secrétaire Général de l'ONU Antonio Gutteres, la sortie de la crise exige une coordination étroite entre les USA, la Chine et l'UE. Mais si cette crise venait à exacerber plutôt qu'à intensifier la tension sino américaine, le rôle de l'Europe deviendrait encore plus crucial. Elle doit notamment éviter que les effets de cette rivalité se répercutent négativement sur un certain nombre de régions du monde notamment en Afrique qui aura besoin d'un vrai soutien financer pour faire face à la pandémie qui arrive. L'annonce par le G20 et du FMI d'un moratoire sur la dette des pays les plus pauvres est une décision qui va certainement soulager bien des Etats. Mais elle n'est à l'évidence pas suffisante. C'est sur l'annulation de cette dette qu'il faut travailler entre tous les bailleurs de fonds y compris la Chine. Et les pays à revenus intermédiaires seront aussi touches et auront besoin d'aide comme le rappellent bon nombre de dirigeants et économistes d'Amérique Latine.

Ceci étant si nous voulons être exemplaires et surtout crédibles nous devons montrer à nos peuples que nous pratiquons chez nous d'abord la solidarité que nous prêchons à l'échelle internationale. Bon nombre de mesures ont été prises par les Etats européens pour prévenir l'effondrement de leurs économies. Des plans de relance ont été engagés. Tout ceci va dans le bon sens. Mais nous sommes encore loin de la mise en place d'un ensemble européen solidaire. Nous devons par ailleurs éviter que les plans nationaux de relance ne portent pas atteinte au marché unique. En effet, si les entreprises d'un pays bénéficient d'un plan national de soutien beaucoup plus fort que chez leurs concurrents, elles risquent au sortir de la crise de prendre un avantage décisif et d'aggraver ainsi les déséquilibres économiques au sein du marché unique. Les déséquilibres Nord Sud déjà présents avant la crise peuvent s'accentuer après elle. Cela ne sera pas sans conséquences sur l'adhésion des peuples au projet européen. Et pour l'instant est bien évident que les mesures fiscales adoptées par les gouvernements pour aider le système productif sont beaucoup plus importantes en Allemagne qu'en Italie ou en Espagne

Le Covid-19 a par ailleurs révélé l'une des principales faiblesses de l'union monétaire : l'absence de fonction de stabilisation budgétaire pour l'ensemble de la zone euro, 'ce qui entraîne une surcharge de la politique monétaire à des fins de stabilisation et un dosage inapproprié des politiques'[7]. Or si la pandémie constitue bien un choc symétrique par ses origines, il est très asymétrique par ses conséquences. Ses coûts énormes seront inégalement répartis, tant sur le plan social que sur le plan territorial.

La Commission européenne et la BCE ont rapidement réagi à cette crise. Sur le plan humanitaire la Commission a assuré un travail de coordination remarquable qui a permis le rapatriement de 500.000 ressortissants européens qui se trouvaient en dehors de l'Union. Sur le plan économique , l'Euro groupe, après avoir tenu la plus longue réunion de son histoire, a ouvert de nouvelles lignes de crédit du MES. Des crédits dont personne ne semble avoir besoin ou vouloir puisqu'en ce moment l'Espagne, et l'Italie de façon encore plus claire, ont annoncé ne pas avoir l'intention de les utiliser... Nous revivons ainsi les mêmes débats intergouvernementaux sur la façon d'organiser la solidarité européenne, ceux qui avaient retardé la réponse à la crise de l'euro ; Une crise pour laquelle nous avons payé un prix fort sur le plan économique et social.

Nous revivons ainsi la même confrontation entre le Nord et le Sud. Et nous sommes à nouveaux en train de constater les limites à la solidarité européenne du fait que nous ne sommes pas encore une union politique ni même une véritable union économique et monétaire et cela malgré d'indéniables progrès.

Pour rendre cette solidarité effective, on parle beaucoup d'un 'plan Marshall', une référence positive pour les Européens. Mais en dehors du fait qu'on ne peut plus espérer l'arrivée d'un M. Marshall qui viendrait de l'autre rive de l'Atlantique ce plan a été historiquement destiné à reconstruire un continent complètement détruit. Or aujourd'hui même si nous comparons la pandémie à une guerre, on constate qu'il n'y a pas de destruction de capital physique. Après un tremblement de terre, on reconstruit les infrastructures et la capacité de production. Mais tel n'est pas le cas aujourd'hui. Désormais, nous devons nous concentrer sur la satisfaction des besoins immédiats des systèmes de santé, fournir des revenus à la population qui ne peut pas travailler, et accorder des garanties et des reports de paiement aux entreprises afin d'éviter la faillite du système productif. Tel est l'urgence aujourd'hui.

La résilience des démocraties

Cette crise constituera aussi une épreuve politique pour les systèmes démocraties européennes. Car comme toujours ce sont les crises qui révèlent aux sociétés leurs forces et leurs faiblesses. D'ores et déjà se mettent en place des narratifs politiques pour préparer la suite. Trois narratifs sont en concurrence : le populiste, l' autoritaire qui le rejoint sur bien des points et le démocratique. Le narratif populiste devrait a priori être fortement affecté par cette crise puisque celle-ci met en évidence l'importance de la rationalité, de l'expertise, du savoir. Autant de principes brocardés et rejetés par les populistes qui identifient tout cela aux élites. Il est en effet difficile de continuer à parler de post vérité lorsque l'on sait désormais comment on est infecté, quels sont les groupes à risque et quelles mesures il convient de prendre préventivement pour essayer de combattre l'épidémie. Mais les populistes peuvent tout d'abord invoquer la responsabilité de l'étranger dans la diffusion du virus. Ils peuvent aussi s'en prendre à la globalisation traditionnelle bouc émissaire de tous les problèmes. Ils peuvent dans ce même ordre d'idées préconiser un plus grand contrôle des frontières et profiter de cette occasion pour accentuer leur hostilité à l'immigration. Le populisme fait preuve d'une grande plasticité. Il s'adapte à tous les contextes et peut aisément changer de cap puisqu'il ne s'embarrasse pas de distinguer le vrai du faux. Par ailleurs dans un contexte anxiogène ou les peurs prédominent, les populistes seront toujours à leur aise. La tentation est grande de tirer avantage de cette situation exceptionnelle pour limiter les droits et libertés. Nous pouvons dériver vers une autoritarisme digital dans lequel certains Etats sont dejà clairement engagés. Et celà comme apres le 11 septembre quand la lutte contre le terrorisme entraina un recul des libertes individuelles. Orwell est dejà dépassé...

Le narratif autoritaire est proche du narratif populiste en ce que lui aussi cherche à simplifier les problèmes et les ramener à une explication centrale. Il consiste à considérer que seuls les régimes autoritaires et centralisés peuvent vaincre l'épidémie en mobilisant toutes les ressources du pays. Mais nous savons que cela est faux. D'ores et déjà nous pouvons dire que les pays qui ont le mieux réussi pour le moment à endiguer la crise sont des Etats démocratiques bien organisés.

Reste le narratif démocratique. C'est le plus difficile à construire car les sociétés démocratiques reposent sur le doute, l'interrogation, la délibération et la remise en question. Autant de facteurs qui nuisent à une action rapide et efficace basée sur un récit clair et incontestable. Mais pour l'Europe au fond se sont les peuples européens eux-mêmes qui au sortir de la crise livreront leur verdict sur la conduite de chaque État et sur celui de l'Europe en général. À cet égard il est fondamental que l'Union européenne apparaisse clairement comme un acteur capable de faire la différence. Non qu'il doive se substituer aux Etats mais amplifier leur action pour donner du sens du contenu à ce qui est l'enjeu fondamental : la protection du modèle européen. Mais ce modèle n'aura de valeur aux yeux du monde que si nous parvenons à promouvoir un modèle solidaire entre les Etats membres. Et là nous sommes encore loin du compte.

Nous voilà donc encore amenés à vivre un moment existentiel pour l'Union européenne. Parce que la manière dont nous le gérerons affectera la cohésion de nos sociétés, la stabilité de nos systèmes politiques nationaux et l'avenir de l'intégration européenne. Il est temps de panser les plaies des crises précédentes et non de les creuser. Pour ce faire, les institutions et les politiques européennes devraient pouvoir toucher le cœur et l'esprit des Européens. Et dans ce domaine il y a encore beaucoup à faire. Josep Borrell

[1] Nassim Taleb, Cygne Noir. La puissance de l'imprévisible. Les belles Lettres

[2] Taleb Says 'White Swan' Coronavirus Was Preventable ' interview with Bloomberg , 31 mars 2020

[3] Le rapport du National Intelligence Committee de 2008 évoque le risque « d'une maladie respiratoire virulente, nouvelle et très contagieuse et pour laquelle il n'y aurait pas de traitement »

[4] Henry Farrell and Abraham Newman ,'Will the Coronavirus End Globalization as We Know It? The Pandemic Is Exposing Market Vulnerabilities No One Knew Existed' Foreign affairs March 16, 2020

[5] Selon Karel Dynan du Peterson Institute la baisse du PIB sera de 12% en Europe contre 8 % aux Etats Unis, 9 % au Japon tandis que la croissance chinoise sera de 1, 5 %. 10 avril 2020

[6] Vestager urges stake building to block Chinese takeovers Financial times , 12 Avril 2020

[7] Marco Buti Riding through the storm: Lessons and policy implications for policymaking in EMU, 12 January 2020, Voxeu.org

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