Pour l'expliquer, je vais honteusement copier le début d'un papier concernant le rival SES S.A, écrit en 2022 pour cette même rubrique et recyclé en 2023 (visible dans son intégralité ici). Voilà comment il commençait… "Si tu veux une quasi-obligation avec un gros rendement, achète un opérateur satellitaire, genre SES ou Eutelsat. Ça risque rien". Bon évidemment, si vous balancez ça en 2025 à quelqu'un qui a moins de 30 ans, il y a de fortes chances pour qu'il vous regarde bizarrement et qu'il cherche à abréger la conversation ou à vous faire interner.
Mais A UNE EPOQUE, quand Nicolas Sarkozy vivait en liberté et qu'Elon Musk était moins flippant, c'était vrai. Véritables machines à cash, avec de fortes barrières à l'entrée et des perspectives florissantes pour l'industrie du numérique, les opérateurs satellitaires étaient des valeurs de fond de portefeuille prisées. Notamment les deux françaises, Eutelsat et SES. A ce stade, nos lecteurs luxembourgeois sont en droit de s'offusquer car SES est luxembourgeoise, pas française même si la société est cotée à Paris. Je le souligne parce que je m'étais trompé sur la nationalité de l'entreprise il y a 15 ans quand je travaillais pour un autre média, ce qui m'avait valu un courrier officiel un peu salé. Notamment sur l'appropriation systématique des sociétés francophones par ces cochons de Français, alors que je ne suis moi-même qu'un cochon de Savoyard (le terme n'étant d'ailleurs pas péjoratif ici, puisque nous vénérons le cochon).
Un peu d'histoire
Eutelsat a été créé il y a près de 50 ans (en 1977) sous forme d'organisation intergouvernementale entre pays d'Europe occidentale, pour développer l'offre satellitaire européenne en coopération avec l'Agence spatiale européenne (ESA). Son premier satellite a été lancé en 1983. En 1999, les partenaires ont fait entrer l'opérateur dans le champ concurrentiel dans le cadre de l'ouverture du marché des télécommunications par satellite. Cette transformation a incité certains actionnaires publics d'origine à céder leurs participations, qui étaient généralement logées dans les anciens opérateurs télécoms historiques (Deutsche Telekom, BT Group, France Telecom devenue Orange…). Par conséquent en 2005, les principaux actionnaires d'Eutelsat étaient devenus des fonds d'investissement, en l'occurrence Eurazeo, Nebozzo (Texas Pacific Group), GS Capital Partners (Goldman Sachs) et Cinven.
Ce sont eux qui se sont chargés d'orchestrer l'introduction en bourse de la société, lancée à l'automne 2005. A cette époque, Eutelsat opère 23 satellites, dont 18 en propre, et dégage 750,4 M€ de revenus annuels avec une marge d'Ebitda de 77,1%, nécessaire pour couvrir un modèle économique fondé sur un endettement très élevé (3,15 milliards de dette financière nette à l'époque de l'IPO). Pour autant, le premier rendez-vous avec la bourse est manqué : la fourchette de prix initiale de 15,25 à 17,75 EUR par action est jugée beaucoup trop élevée. Même la tentative de sauvetage de l'opération avec un prix ramené dans la fourchette 12 à 13,80 EUR échoue. Les fonds qui veulent céder leurs titres reviennent à la charge en novembre avec une fourchette plus raisonnable (11,75 à 12,75 EUR), qui fait mouche à 12 EUR l'action.
Les premières années de vie boursière du groupe se passent bien. En 2015, l'action flirte avec 33 EUR. Puis c'est la descente aux enfers : 25 euros en 2017, 18 euros en 2019, 12 euros en 2021, 5 euros en 2023 et 2 euros en 2025.
Quand le progrès technique va trop vite
L'âge d'or des opérateurs satellitaires en orbite géostationnaire a pris fin il y a dix ans. Avant cela, ils avaient profité d'une situation d'oligopole, d'un accès compliqué à l'espace et d'une régulation sévère pour imposer des prix élevés et s'assurer une belle rente. Une rente qui était aussi la contrepartie de la forte intensité capitalistique de l'activité et des risques induits par les lancements spatiaux. Le modèle économique recèle un autre diptyque : des contrats longs qui autorisent un endettement élevé. Ou plutôt qui autorisaient, puisque l'industrie est entrée il y a quelques années dans une nouvelle phase qui a déstabilisé les cadors du secteur.
Le changement de paradigme sectoriel est intervenu à la suite des progrès techniques intervenus dans la transmission des données. Les réseaux terrestres sont devenus plus puissants et plus étendus, réduisant la dépendance de la clientèle aux acteurs historiques. De nouveaux lanceurs sont apparus, de nouveaux opérateurs aussi, notamment l'omniprésent Starlink d'Elon Musk. Le progrès a rendu possibles la miniaturisation des satellites et l'utilisation de nouvelles orbites. Certains acteurs historiques ont fait faillite, d'autres ont souffert à l'image d'Eutelsat et SES. La rente s'est évaporée.
OneWeb, un pari nécessaire et risqué
Eutelsat a tenté de contre-attaquer avec l'acquisition de OneWeb en 2023, pour entrer sur le marché des constellations de satellites en orbite basse. Le segment où opère Starlink. L'objectif est de compenser le déclin durable des revenus de radiodiffusion (qui représentent encore plus de la moitié des revenus annuels) par l'apport de chiffre d'affaires en provenance des services de données, qui sont à l'inverse en expansion.
Période Fiscale : Juin | 2020 | 2021 | 2022 | 2023 | 2024 | 2025 | 2026 | 2027 |
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Chiffre d'affaires 1 | 1 278 | 1 234 | 1 152 | 1 131 | 1 213 | 1 233 | 1 356 | 1 519 |
Variation | - | -3,47% | -6,67% | -1,76% | 7,22% | 1,69% | 9,96% | 12,03% |
EBITDA 1 | 982 | 921,9 | 861,6 | 825,5 | 718,9 | 699,7 | 765,7 | 819,9 |
Variation | - | -6,12% | -6,54% | -4,19% | -12,91% | -2,68% | 9,44% | 7,08% |
Résultat d'exploitation (EBIT) 1 | 487,2 | 347,2 | 424,8 | 573,5 | -191,3 | -40,19 | 38 | 158,2 |
Variation | - | -28,74% | 22,35% | 35% | - | 78,99% | - | 316,19% |
Intérêts payés 1 | -80,5 | -95 | -64,9 | -91,3 | -123,9 | -132,3 | -134,7 | -148,6 |
Résultat Avt. Impôt (EBT) 1 | 406,7 | 252,2 | 359,9 | 482,2 | -315,2 | -138 | -153,8 | 68 |
Variation | - | -37,99% | 42,7% | 33,98% | - | 56,22% | -11,43% | - |
Résultat net 1 | 297,6 | 214,1 | 230,8 | 314,9 | -309,9 | -170,5 | -106,6 | -20,87 |
Variation | - | -28,06% | 7,8% | 36,44% | - | 44,97% | 37,52% | 80,41% |
Date de publication | 31.07.20 | 30.07.21 | 26.07.22 | 28.07.23 | 09.08.24 | - | - | - |
Mais le revers de la médaille, c'est que la génération de trésorerie d'Eutelsat va être toute entière engloutie par les efforts de développement de OneWeb. Adieu donc au dividende pendant une période étendue, alors que c'était le seul élément qui permettait encore à l'action de surnager. De quoi ajouter l'injure à l'outrage subi par les actionnaires, qui ont eu du mal à digérer les conditions du rapprochement avec OneWeb (fusion entre égaux en titres).
Eutelsat démarre 2025 avec un bilan alourdi, un marché principal en berne, des coups de pelle dans la trésorerie qui dureront au moins encore deux exercices, l'incapacité de payer un dividende et des perspectives d'embellie qui reposent en grande partie sur OneWeb. Dans ces conditions, pas étonnant de retrouver le titre en orbite très, très basse (OK, c'était facile). Quant à la présence massive d'actionnaires publics au capital (la France avec un peu moins de 18% et le Royaume-Uni avec 10,9%), elle a quelque chose de rassurant (pour les uns), ou de préoccupant (pour les Américains).
Bref, Eutelsat est l'archétype du dossier qui se retrouve à la croisée de deux chemins : la deep value (le pari OneWeb va réussir) et la value trap (rien à faire pour elle).
"Fallait pas l'inviter" raconte l'histoire d'entreprises qui traversent une passe compliquée en bourse. Sait-on jamais, elles pourraient s'en remettre ! Les derniers articles de la rubrique :