L'année 2024 a été marquée par la reconnaissance mondiale de l'intelligence artificielle (IA) à travers l'attribution de deux prix Nobel à des pionniers de cette technologie révolutionnaire. Le prix Nobel de physique a été décerné à Hopfield et Hinton pour avoir posé les bases des réseaux neuronaux artificiels, des outils fondamentaux pour l'entraînement des modèles d'IA modernes. Dans le domaine de la chimie, David Baker de l'Université de Washington à Seattle, ainsi que Demis Hassabis et John Jumper de DeepMind (présents sur l'image de cette article), filiale IA de Google (Alphabet), ont été honorés pour leurs contributions exceptionnelles. Baker a ouvert de nouveaux horizons en 2003 avec son logiciel Rosetta, qui a permis la création de protéines aux structures et fonctions inédites. En parallèle, Hassabis et Jumper ont révolutionné la biologie avec AlphaFold2 en 2020, un modèle d'IA prédisant la structure des protéines à partir de leur séquence d'acides aminés avec une précision remarquable. Cette avancée a non seulement élargi les horizons de la recherche biologique mais a également accéléré le développement de solutions médicales innovantes.

Ces progrès illustrent l'interdépendance des découvertes scientifiques et soulignent l'importance des fondations posées par Hopfield et Hinton, sans lesquelles des outils comme AlphaFold2, ou même ChatGPT, n'auraient pas pu voir le jour. Au-delà de leur valeur scientifique, ces innovations soulèvent des questions cruciales concernant la publication de la recherche dans un environnement compétitif. L'essor actuel de l’IA n'existerait probablement pas si les travaux n'avaient pas commencé sur les bancs des universités.

À la poursuite du profit

Nous avons récemment observé un revirement controversé chez la maison mère de ChatGPT, OpenAI, qui a abandonné ses principes non lucratifs pour la recherche de profits. Fondée en 2015 avec l'engagement de développer une IA bénéfique pour l'humanité, l'entreprise s'est éloignée de son modèle initial sans but lucratif, promu par son PDG Sam Altman, pour devenir une entreprise commerciale avec, vous l’aurez compris, des objectifs de rentabilité. Ce grand schisme a rebattu les cartes du paysage IA dans la Silicon Valley en entraînant le départ de membres éminents d’OpenAI. Sans doute des pressions extérieures, notamment de Microsoft qui a des parts dans le projet, sont venues faire changer la stratégie de la start-up. 

Les prix Nobels décernés - à la croisée de l’informatique et de la science - témoignent de la reconnaissance des formidables avancées permises par l’IA. Toutefois, les futures découvertes risquent bien d’être confrontées à cette dure réalité de nos sociétés capitalistes : la compétition et le secret industriel sont synonymes de survie, et surtout d'enrichissement, quitte à ralentir l’innovation. 

Bon nombre des techniques utilisées aujourd'hui au quotidien, telles que l'apprentissage automatique et le traitement du langage naturel, s'appuient sur des travaux universitaires sur les réseaux de neurones artificiels qui remontent à plusieurs dizaines d'années. Mais il est vrai qu'une grande partie des recherches de pointe les plus récentes et les plus médiatisées dans le domaine de l'IA sont menées non pas dans des laboratoires universitaires, mais derrière les portes closes d'entreprises privées.

Dépenser sans compter

En 2024, les dépenses en IA ont atteint des niveaux sans précédent, les leaders de l'industrie investissant des milliards de dollars dans leurs initiatives d'IA. Chacun de ces géants technologiques réalise des investissements audacieux, pariant massivement sur l'avenir de l'IA. Au premier semestre 2024, les dépenses d'investissement combinées d'Amazon, d'Alphabet, de Microsoft et de Meta ont atteint le chiffre record de 108 milliards de dollars rien que dans les centres de données pour entraîner leurs modèles, selon les chiffres avancés par JP Morgan.

Les entreprises ont accès à une puissance de calcul bien plus importante que les institutions académiques, y compris la possibilité d'acheter les unités de traitement graphique (les puces les plus courantes utilisées dans l'IA) dont elles ont besoin, ou même de concevoir et de fabriquer leurs propres unités. Les entreprises peuvent ainsi créer des modèles beaucoup plus grands et plus complexes que leurs homologues universitaires. 

L'avantage de l'industrie en matière de financement est écrasant. La manne financière dégagée par ces entreprises leur donne un contrôle sur les ressources essentielles : puissance de calcul, grands ensembles de données et surtout, les nombreux talents. 

Cette tendance inquiète le monde académique, car les entreprises sont axées sur le profit, ce qui influence les types de produits d'IA développés et les questions de recherche posées. L'académie est nécessaire pour développer une connaissance indépendante des impératifs commerciaux et offrir une perspective critique sur l'IA, en identifiant les potentiels dommages des nouvelles technologies et comment les atténuer.

“La guerre des talents en matière d'IA ne fait que commencer”

Cette citation de Naveen Rao, vice-président de l'IA chez Databricks, est parue dans une interview qu’il a accordée à The Verge en décembre dernier. L’argent ne semble pas être la solution pour tout. En effet, à l’image de la genèse de l’IA issue des universités, les jeunes ingénieurs ont souvent à cœur de se faire connaître. Or la condition sine qua none à ce souhait reste d’être reconnu par ses pairs, et par conséquent de publier des recherches. 

C’est sur ce point précis que beaucoup d’entreprises privées font face à une pénurie de talents : ces derniers veulent publier mais font face à des contraintes concurrentielles qui les en empêchent. OpenAI en a fait les frais, le tournant pro-business ayant eu du mal à passer. Il faut dire que le propre de la Silicon Valley est justement de renfermer des profils libertariens animés d'une pointe d’universalisme.   

Certaines entreprises commencent à ouvrir l'accès à leurs modèles d'IA, car elles souhaitent que davantage de personnes puissent travailler avec. C’est notamment le cas de Llama, le modèle d’IA de Meta. Leur stratégie en matière de ressources humaines est simple : viser le long-terme en laissant les jeunes chercheurs se former et réaliser une thèse professionnelle chez eux. Google, qui compte le plus grand nombre de chercheurs dans ses rangs, fonctionne de la même manière. Cela entraîne un afflux d'idées créatives et bénéficie mutuellement à l'industrie et à l'académie. Les universitaires peuvent apporter des approches radicalement différentes qui pourraient résoudre certains des problèmes actuels de l'IA, tandis que l'industrie peut offrir aux universitaires des connaissances et un soutien pour résoudre des problèmes complexes. Mais cette dynamique est rendu possible justement parce que Google et Meta sont en retard par rapport à OpenAI, qui, de son côté, garde jalousement ses avancées confidentielles. Il est donc incertain que cette ouverture et cette collaboration auraient lieu si la tendance actuelle s'inversait et que les rôles étaient échangés...

La recherche en intelligence artificielle se trouve à un tournant décisif. Si les avancées majeures en IA, récompensées par des prix Nobel, proviennent historiquement du milieu académique, elles tendent aujourd'hui à être monopolisées par le secteur privé. Cette évolution soulève des interrogations sur l'avenir de l'innovation dans un contexte où la quête de profit et la compétitivité pourraient primer sur l'intérêt général et ralentir le progrès technologique.